Le Ballet national du Canada a quelque chose à dire. Dans le cadre de la série TranscenDanses au Théâtre des Champs-Élysées, il était invité à philosopher avec trois pièces chorégraphiques des Canadiens James Kudelka, William Yong et Crystal Pite. Explorant les antagonismes de la condition humaine, la soirée va crescendo, du sage Passion au spectaculaire Angels' Atlas qui s'avèrera sans surprise la pièce maîtresse du programme.

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Koto Ishihara dans UtopiVerse
© Karolina Kuras

Passion fait dialoguer la danse classique et la danse contemporaine selon un principe intelligent : des ballerines vêtues de jupons rosés, pailletés viennent planter un décor apollinien pour le couple principal à l'allure néo-classique, censé figurer le chaos viscéral de notre ère. La distinction entre les deux mondes est subtile, tant dans l'esthétique que dans la chorégraphie, ce qui indique une certaine finesse dont l'impressionnisme tend malheureusement à diluer la force de l'œuvre au cours des 30 minutes (pourtant joliment soutenues par le Concerto pour piano en ré majeur de Beethoven – transcription par le compositeur de son Concerto pour violon). Résultat : la passion annoncée dans le titre se fait discrète voire abstraite et le regard finit par s'appesantir sur la valse des tutus, malgré la poésie mélancolique distillée par Christopher Gerty et Svetlana Lunkina. On reste cependant intrigué par James Kudelka et le propos qu'il met en scène : un chorégraphe à suivre.

Donné pour la première fois en France comme le reste du programme, UtopiVerse de William Yong s'intéresse davantage au contraste originel entre le Bien et le Mal, en adoptant un prisme désarçonnant, tant tribal que futuriste, parfois même biblique, porté avec succès par un paysage immersif qui emprunte aux scénographies de Bill Viola. Là encore, la volonté du chorégraphe d'exprimer les tensions de notre époque apparait prometteuse, alors que la réflexion sur le post-humanisme nous harcèle au gré des évolutions technologiques. Il y a de très beaux moments visuels, rappelant d'ailleurs l'univers de Wayne McGregor, avec des portés torturés, une gestuelle étirée ou un parti pris esthétique qui se rapproche de la science-fiction. Dans un tableau énigmatique, une danseuse à demi-vêtue en mariée semble se désarticuler sous un arbre numérique, comme une référence à Ève et à l'arbre de la connaissance. Les références affluent, donc, mais sans la linéarité nécessaire au relief et à l'épaisseur attendus. 

<i>Angels' Atlas</i> de Crystal Pite &copy; Karolina Kuras
Angels' Atlas de Crystal Pite
© Karolina Kuras

Le programme prend cependant une tournure époustouflante avec la dernière œuvre, Angels' Atlas de Crystal Pite – qui conserve ainsi son titre de plus grande chorégraphe contemporaine canadienne, si ce n'est mondiale. On y retrouve tout ce qui fait le sel de ses créations, ce chœur de ballet qui se meut d'une même masse insectoïde, en vagues synchronisées, désynchronisées, sublimées par une lumière mystérieuse nous ramenant à l'origine du monde. Il y a aussi tout ce jeu d'ombres sophistiquées qui distille un sentiment d'incertitude, d'insécurité quasiment reptiliennes. La beauté d'Angels' Atlas nous écrase d'ailleurs en ce qu'elle laisse en suspens les questions existentielles qu'elle évoque. En arrière-plan sonore, la Liturgie de saint Jean Chrysostome de Tchaïkovski offre un écrin mystique à l'ensemble. Vertigineux. 

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