Château Saint Estève, havre tranquille, charmant, au milieu du vignoble rhodanien, près d'Orange. Le festival "Liszt en Provence" et ses jeunes grands solistes proposent là un programme de nuits provençales autour de Liszt. Beatrice Berrut, pianiste, ouvre la 19ème édition, interprétant Schubert (Sonate en sol majeur D 894) et Liszt (les 2 Ballades S170 et S171 puis la Fantasia quasi sonata : Après une lecture du Dante S161/7). Choix doublement éclairé selon l'artiste par l'intérêt de Liszt pour le compositeur viennois et par le fort contraste, riche de complémentarités, entre les deux musiciens.
Tempo et accords des premières mesures de la sonate de Schubert suspendent la conscience du temps quotidien et recèlent une dynamique portant vers les développements. Beatrice Berrut renforce ces impressions avec la main gauche, comme répondant au conseil de Chopin : "la main gauche, c'est le chef d'orchestre" ! Non seulement pour battre une mesure régulière, comme l'entendait vraisemblablement Chopin, mais pour créer une atmosphère éveillant les sensations et les sentiments les plus profonds. Succède un thème dansant habilement enchaîné, se déroulant en séries de doubles croches et vertigineux mouvement descendant répété. Celui-ci, loin d'une image confusément cascadante évoquerait plutôt sous les doigts de la pianiste, la descente impétueuse mais assurée de quelque escalier monumental. La mesure 12/8 imprime un rythme stimulant accompagnant le mouvement à travers d'innombrables et impressionnantes nuances du pp au fff, semées de notes piquées, triolets et trilles. Puissant, inspiré, élégant.
Dans l'Andante alternent confidences murmurées et emportements. Séduisante interprétation, rigoureuse, expressive, prolongée dans le bref 3ème mouvement, Menuetto dans une ambiance de Schubertiade, de grâce, sachant éviter la danse courtisane compassée. Le staccato persistant de l'Allegretto final peut risquer d'entraîner un effet de répétition, de précipitation ; il n'en est rien ici car c'est une sorte de mouvement perpétuel jubilatoire où les notes supérieures toujours bien soutenues par les graves sonnent joyeusement comme du cristal. L'admiration avouée par la pianiste envers l'interprétation que donne de l'œuvre Radu Lupu explique son désir de mettre ses pas dans ceux de son grand aîné à l'immense talent. Avec sa propre sensibilité, Beatrice Berrut peut prétendre à culminer dans de telles hauteurs.
La seconde partie de programme enchaîne les deux Ballades de Liszt, n°1 en ré bémol majeur, n°2 en Si mineur. La première, romance et marche, est introduite par une gamme ascendante sur deux octaves qui reviendra trois fois. La pianiste en fait comme une émergence des profondeurs obscures de la conscience amoureuse avant un staccato de tierces, éveil étonné à un monde surprenant. Magnifique sonorité du piano, virtuosité dans les variations sur la romance, contraste abouti avec la frappe sèche des notes faisant de la marche une soudaine rupture dont on laisse imaginer le motif dramatique.
Une longue suite de croches ondulant dans les graves ouvre la Ballade n°2, imitant le galop d'un cheval. Chevauchée fantastique de Lénore (poème de Bürger, 1773) que son fiancé, mort à la guerre, emporte sur son destrier pour l'entraîner avec lui dans l'au-delà. Frappe des touches, usage expert des pédales étonnent, rendant à la fois le legato du grondement de la course et le martèlement de chaque coup de sabot. La main droite joue la douloureuse mélodie d'un amour brisé, présage du mortel dénouement. Thème élégiaque, angoissant développé en multiples et splendides variations. Servie par une sensibilité aiguë, délicate, une singulière dextérité, Beatrice Berrut offre une Ballade toute en nuances, faisant ressortir modulations et emprunts de tonalité qui sollicitent l'attention, attaquant vigoureusement phrases et accords "marcato, rinforzando, agitato, tempestuoso". Le thème mélodique et virtuose final, à l'écriture complexe, acquiert toute sa solennité selon une progression raisonnée. Solennité éclatant pleinement à sa 3ème reprise. Puis cette œuvre à programme de style éminemment lisztien, s'éteint, una corda puis pp, le dernier accord étant une expiration, à peine perceptible.
Comment ajouter à une pièce si imposante une Fantasia quasi sonata dont la dimension musicale et poétique ne lui cède en rien ? C'est pourtant avec aisance que l'interprète, achevant ainsi le concert, assume ce passage. Grande netteté dans l'introduction annonçant par accords plaqués et staccato le thème principal : l'inéluctable jugement des âmes vu par Dante. Plainte des damnés d'abord faible puis de plus en plus tumultueuse, oppressante créant une montée dramatique bouleversante impliquant totalement l'interprète. Rythme haletant qui ne faiblit pas et modulations tonales rendus par un jeu brillant. La transition vers le second thème dolcissimo, ppp et mélodique est souplement articulée autour du silence avec point d'orgue placé en fin de partie précédente. Ce nouveau thème hésite entre crainte de la condamnation, souffrance du pécheur et confiance apaisée dans le salut. Les portes du bonheur éternel s'ouvrent enfin sur le motif initial de l'annonce du jugement, transfiguré, resplendissant, glorieux et véritablement orchestral.
Beatrice Berrut offre en forme d'au revoir et pour souhaiter une belle nuit à chacun, la Sicilienne de Bach-Kempff.