S’agit-il vraiment du même piano ? Si le Steinway trône toujours sur la scène du Grand Théâtre de Provence, le son qui en sort pendant que le Concerto pour piano n° 1 de Brahms ouvre le deuxième concert du Festival de Pâques n’a en effet rien à voir avec la luxuriance de la veille. Après le foisonnement de Martha Argerich chez Beethoven, le toucher de Rudolf Buchbinder paraît bien monochrome, si ce n’est terne, dans une œuvre pourtant propice au déploiement et à la variation de la sonorité.

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Rudolf Buchbinder, Michael Sanderling et le Luzerner Sinfonieorchester
© Caroline Doutre / Festival de Pâques

Avec des attaques invariablement verticales, responsables par moments de passages martelés presque agressifs, le pianiste autrichien définit un son certes caractérisé mais qui semble s’étouffer sitôt la note jouée. Aucune densité n’émane des accords plaqués, issus d’un geste qui n’accompagne pas la résonance. Une mise en avant presque systématique de la voix aiguë se fait au détriment du remplissage harmonique brahmsien, pourtant partie prenante de la richesse de cette musique. On a ainsi un sentiment de transparence, mais dans son aspect négatif car rimant avec absence.

Buchbinder maîtrise cependant parfaitement la structure du concerto, et la transmet au public en révélant intelligemment quelques contrechants. Son approche tend malheureusement à basculer dans la restitution rigide du texte, à l’image de cadences exécutées en filant, sans prendre le temps d’y sculpter une progression vivante ou ressentie.

Sous la direction de son chef principal Michael Sanderling, le Luzerner Sinfonieorchester propose un accompagnement en cohérence avec le soliste, avec toutefois plus d’investissement narratif. Pendant l’introduction liminaire, on entend cependant davantage les attaques et les intentions que le son lui-même. De même, une volupté plus significative aurait été bienvenue dans le deuxième mouvement. Ce relatif déficit de consistance n’est pas un problème en soi, la musique de Brahms n’étant pas nécessairement destinée à être écrasée de puissance et d’intentions romantiques exacerbées. Au contraire, il est parfois bénéfique : ce sera le cas lors du fugato du finale, dont le contrepoint reste parfaitement limpide quand tous les pupitres de cordes y participent.

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Michael Sanderling et le Luzerner Sinfonieorchester
© Caroline Doutre / Festival de Pâques

Le programme intéressant mettait en regard au retour de l’entracte l’ancien monde de Brahms – le monde d’hier décrit par Stefan Zweig – et les grands espaces américains de Dvořák – plus que jamais monde d’aujourd’hui au vu de l’actualité. L’interprétation de la Symphonie « du Nouveau Monde » va se résumer en un mot : pastorale. Michael Sanderling transforme en effet une partition énergique en contemplation musicale. 

Si l’approche peut laisser l'auditeur sur la touche, elle a le mérite de la cohérence et se révèle même parfois passionnante. La phalange suisse pâtit certes de la comparaison avec la somptuosité de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse la veille, mais l’écoute mutuelle entre les pupitres est frappante. De la première à la dernière mesure, on peut profiter des parties de chaque instrumentiste grâce à une gestion exemplaire des plans sonores tant entre les familles d’instruments (cordes, bois et cuivres ne se couvrent jamais) qu’au sein de chacune d’elles (on entend par exemple distinctement l’ensemble de la petite harmonie sans qu’aucun soliste ne prenne ostensiblement le premier rôle).

Michael Sanderling dirige le Luzerner Sinfonieorchester © Caroline Doutre / Festival de Pâques
Michael Sanderling dirige le Luzerner Sinfonieorchester
© Caroline Doutre / Festival de Pâques

La direction de Sanderling encourage ce phénomène, demandant régulièrement à un orchestre réactif de baisser le volume et montrant explicitement les éléments qu’il souhaite mettre en valeur. En résulte par moments une impression de voir la musique se construire sous nos yeux et nos oreilles.

Le chef est parfois lui-même un peu trop à l’écoute, n’exécutant parfois aucun geste directif et ayant une tendance, si ce n’est à ralentir, du moins à ne pas favoriser le maintien d’un tempo alerte. Le deuxième mouvement, bien que captivant, est extrêmement lent, au point que les premières mesures du scherzo accusent un réveil inattendu à la mise en place délicate. Le lissage esthétique est compensé par l’engagement énergique des musiciens mais l'ensemble manque tout de même de narrativité. Élément emblématique de cet état de fait : le très beau motif des violoncelles qui, pendant le finale, ponctue le solo de clarinette piano, n’a pas la nervosité du drame qui tiendrait en haleine les amateurs de suspens. Reste que ce parti pris hédoniste et descriptif, sous-tendu par un lyrisme sobre mais palpable, est une bouffée d’oxygène bienvenue pour évoquer les États-Unis dans le contexte actuel.



Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de Pâques d'Aix-en-Provence.

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