Avec ce mélange de complicité chambriste et de virtuosité soliste qui sied parfaitement au Double Concerto de Brahms, Liya Petrova et Victor Julien-Laferrière viennent d’échanger les premiers coups d’archet de l’ouvrage et l’on se dit que cette programmation est une belle idée pour la Grange au Lac, qui plus est dans les circonstances actuelles : inaugurée il y a bientôt 30 ans, la salle mythique des hauteurs d’Évian a justement été conçue pour allier le spectaculaire et l’intime, la simplicité d’une architecture rustique au milieu des mélèzes et l’originalité d’un décor qui coupe le souffle à chaque fois qu’on pénètre dans les lieux, avec cette gigantesque armure d’écailles en aluminium au plafond, ces bouleaux et ces lustres en cristal en fond de scène. Or la Grange au Lac va justement connaître un double bouleversement à l’issue de cette édition 2022 des Rencontres musicales d’Évian : des travaux vont avoir lieu pour ajuster l’acoustique (le bois ayant logiquement « bougé » au fil des ans) et revoir l’installation scénique (pour faciliter l’accueil des grands orchestres), tandis que le directeur artistique Philippe Bernhard va tirer sa révérence – quelques heures après ce Double Concerto joliment symbolique, des hommages sincères et émouvants lui seront rendus par l’ensemble de l’équipe organisatrice et les mécènes qui l’ont entouré pendant son mandat.
Mais pour l’heure, ce sont bien Liya Petrova et Victor Julien-Laferrière qui lui font honneur en musique. Du violoncelliste, célèbre lauréat du Concours Reine Elisabeth en 2017, on connaissait déjà la technicité à toute épreuve, la capacité à transformer chaque phrase mélodique en chant hyper expressif, le son chaleureux ; ce soir, dans cette Grange au Lac conçue sur mesure pour le violoncelle de Rostropovitch, l’instrument s’exprime en plus avec une projection naturelle confondante. Quant à Liya Petrova, la richesse et la rondeur de son timbre, l’élocution claire de sa main gauche et les tenues intenses de son archet forcent l’admiration. Comme le duo, en plus, montre une complicité réjouissante et écoute l’orchestre comme s’il était un partenaire chambriste à part entière (Liya Petrova surfant sur les vagues des premiers violons avec habileté), il en résulte une interprétation de tout premier ordre, qui arrache des applaudissements conquis dès la fin du premier mouvement.
Au côté des deux solistes, Elim Chan ne se montre pourtant pas des plus à l’aise. La jeune cheffe a certes introduit le concert de fort belle manière en sculptant de ses seules mains les vagues des Hébrides mais, maintenant qu’elle a opté pour la baguette, son geste est plus tendu que précis et l’Orchestre national de Lyon agit un peu à retardement, alourdissant le discours des solistes. Les tuttis sont toutefois l’occasion d’admirer la brillance du collectif et notamment l’homogénéité des pupitres de cordes – les vents en revanche resteront en retrait dans leurs apparitions à découvert, émaillant même le programme d’approximations d’intonation étonnantes dans les doublures.
Malgré ces écueils, La Mer de Debussy restera le grand moment de la soirée sous la baguette d’une cheffe désormais totalement maîtresse de son sujet. Elim Chan ne se contente pas de se laisser porter par le discours debussyste ; elle en discipline le flux en indiquant clairement tous les changements et ondulations de tempo, elle taille les motifs au ciseau et soigne l’évolution des dynamiques, sachant où tenir la bride et la relâcher pour faire tout à coup retentir les explosions d’écume sonore. La performance est fabuleuse, l’œuvre montant en puissance au long des trois mouvements pour s’achever dans un bouquet final hautement spectaculaire et toujours techniquement maîtrisé. C’est d’autant plus réussi qu’en plus du travail de dissection qui a permis de faire entendre tout le contrepoint de l’ouvrage, la cheffe est parvenue à retranscrire l’expressivité vocale des lignes mélodiques, donnant lieu à des passages particulièrement émouvants. Modeste, Elim Chan félicitera longtemps son orchestre, rechignant à se présenter sur le podium pour recueillir les applaudissements. C’est pourtant bien à sa direction inspirée, en premier lieu, qu’on doit cette Mer d’anthologie.
Le voyage de Tristan a été pris en charge par les Rencontres musicales d'Évian.