Nous voici donc réunis dans la petite église de Neuville-Bosc village de l'Oise, dans ce Vexin qu'on dit normand quand il est dans l'Eure et français quand il est dans le Val-d'Oise, pour écouter de la musique vivante, après ces mois de privations. La campagne et les villages à l'entour sont d'une sérénité que la lumière irréelle de septembre adoucit encore. Posée à flanc de colline, cette église les domine de son parvis d'où le regard porte au loin vers les forêts à champignons et les labours. Qu'elle est belle cette église de pierre claire dont le portail et le clocher édifiés au XVIIe siècle ont été restaurés voici un peu plus de quinze ans comme la totalité du bâti ! On y pénètre par une petite maison ajoutée devant une des portes latérales et l'on est alors frappé par l'austère beauté d'une architecture assez massive dont l'édification s'est étendue du XIIe au XVe siècle. Le chœur, le transept, la nef et les chapelles latérales sont éclairés par de grandes et hautes fenêtres en ogives. Leurs vitraux géométriques de verres transparents et faiblement colorés filtrent la lumière tout en laissant le regard observer les grands pins et les feuillus plantés tout autour de ce havre de paix où l'on se sent comme dans un cocon protecteur.

Claire Désert
© Alain Hanel

Nous sommes réunis, masques sur le visage, nombreux en ce dimanche après-midi du 6 septembre pour écouter la pianiste Claire Désert dans un récital au programme magnifiquement agencé. Le Steinway est installé sur un tapis devant le maître-autel du XVIIe siècle dont les bleus et les gris, les rouges sont éteints par les ans et la lumière dorée de l'après-midi qui avance. L'effet est d'autant plus saisissant que Claire Désert a un pantalon noir comme son piano et une chemise bleu-gris comme lui. Elle salue avec simplicité et pose ses mains sur le clavier qu'une caméra filme pour le projeter sur un écran qui permet à tout le public de bien voir la pianiste à l'œuvre. Belle idée de commencer par un nocturne de Chopin, l'Opus 27 n° 1 dont les arpèges d'accompagnement à la main gauche annoncent la houle qui submergera tout-à-l'heure le premier mouvement de la Fantaisie de Schumann. Le piano n'aime pas toujours l'acoustique trop réverbérée des églises, et ici ça sonne effectivement un peu trop, mais la pianiste sait rapidement apprivoiser les longues résonances. Sur cette base harmonique au subtil sfumato, elle pose un chant dont la sérénité fait entrer dans le rêve chopinien. Désert peut se lancer à cœur perdu dans l'Opus 17 de Schumann dont l'entrée en matière déchire l'âme et met le pianiste dans une situation inconfortable dont ne triomphent que les musiciens. Elle se coule dans cette musique passionnée avec naturel, sans forcer ni le piano ni l'expression, canalise la passion tout en la laissant s'exprimer sans contrainte.

Voir ses mains sur l'écran est une leçon : avec une grande économie de gestes qui évacuent toute inutile tension, Désert « prend le son » du piano, le modèle a sa guise, son d'une largeur, richesse admirables jusque dans le pianissimo toujours timbré et dans le fortissimo puissant sans l'once d'une sonorité métallique. Le grand art et la grande technique sont là. Fantaisie de Schumann magnifique jusque dans la marche victorieuse du deuxième mouvement et le chant éperdu d'amour du finale qui meurt peu à peu dans le silence et la paix qui s'imposent tant le public est suspendu à ce jeu, à cette voix devrait-on dire tant ce piano est éloquent. Il le sera tout autant dans la Sonate « La Tempête » de Beethoven qui remplace « Les Adieux » annoncés et dont on perçoit cet après-midi plus que jamais les liens secrets qui l'unissent au chef-d'œuvre de Schumann. Retour à Chopin dont le Nocturne op. 15 tient le choc après ces deux sommets du romantisme : on a le tort de penser que le compositeur n'est pas grand jusques et y compris dans la concision de ces pièces : là réside son génie unique, solitaire en un temps qui prenait son temps pour s'adresser à la foule. Chopin parle à chacun de nous et par là au monde. Désert chante alors avec une douceur, une longueur de sonorité imitant à la perfection l'art des belcantistes que Chopin réinventait sur un instrument à percussion.

Qui mieux que Liszt pouvait clore pareil récital ? Ce sera le Miserere du Trouvère de Verdi dont il a tiré une paraphrase. Désert écoutée autant que scrutée sur l'écran réussirait presque à la faire passer pour une œuvre facile à jouer tant son jeu se concentre sur le son et l'éloquence, l'articulation des lignes et des plans, l'orchestration de l'instrument, l'expression farouche et grandiose de cette œuvre sans en faire un numéro de cirque. Magnifique ! Pour finir L'Oiseau-prophète de Schumann... bienvenu en pareil lieu.

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