Il est dommage que les micros de Radio France ne soient pas restés à la Roque-d'Anthéron pour capter, et diffuser sur France Musique, le concert donné, comme chaque année le 15 août, dans le parc de Florans, par les ensembles en résidence. Jeunes musiciens, pour la quasi totalité étudiants au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, qui viennent travailler en Provence avec les pianistes Claire Désert, Emmanuel Strosser, Christian Ivaldi, le violoniste Olivier Charlier, l'altiste Lise Berthaud et avec les trois membres du Trio Wanderer qui fête cette année ses trente ans de carrière : le pianiste Vincent Coq, le violoniste Jean-Marc Philips-Varjabedian et le violoncelliste Raphaël Pidoux. D'autres maîtres sont passés par la Roque pour délivrer leur enseignement : notamment les pianistes Jorge Bolet, Menahem Pressler, Jean-Claude Pennetier et Jean Hubeau. Des ensembles ont reçu ici leur baptême du feu, comme les Wanderer. Une pianiste y a été adoubée par Bolet, et l'on a assisté à ce moment historique : Hélène Grimaud était venue prendre un cours de maître avec le pianiste américain d'origine cubaine. Comme d'autres... mais elle sera la seule qui troublera celui qui avait dirigé le Curtis Institute après Joseph Hofmann, après Rudolf Serkin, et sa prophétie se réalisera : il voyait en elle, une grande artiste qui ferait une grande carrière. Grimaud avait quel âge ? 16 ou 17 ans, à tout casser et était encore élève du CNSMDP.

Ce soir le programme est plantureux. Et l'on regrette doublement l'absence des micros que ces musiciens et leurs professeurs ont donné une de ces leçons que seuls les jeunes réunis dans une académie sous la direction – ni la férule, ni la houlette : on ne délivre plus de coups de bâton aux étudiants –, de maîtres exigeants et respectueux sont capables de donner avec une telle ferveur. Il me souvient avoir tourné les pages à Rudolf Serkin dans une pièce minuscule à Marlboro, pour une séance de travail du Trio avec cor de Brahms, si minuscule que me voyant coincé, le dos de travers entre le piano et le mur, Serkin me proposera de m’asseoir sous le piano et de faire lui-même ses tournes ! Son attitude avec les deux étudiants n'était pas celle d'un prof', mais bien celle d'un partageux qui par l'exemple et quelques conseils influençait le cours des choses, en marquant juste la musique de sa présence à lui, aussi simple qu'irréfragable, car il acceptait leurs idées et les essayait pour en décider démocratiquement.

A la Roque, les séances de travail sont également détendues, mais les oreilles des maîtres sont grandes ouvertes pour corriger ici, accepter là, montrer et même jouer : ça créée une dynamique tout à fait différente du cours public d'interprétation qui place le maître au centre du dispositif.

Le résultat est donc là : les pièces jouées ont été travaillées en profondeur, elles sont entre les mains de musiciens qui ne sont plus tout à fait des élèves, pas encore tout à fait dans la carrière mais sont assurément des artistes prêts. Du reste, le Trio Metral – une fratrie – qui a joué deux mouvements du Trio op. 49 de Mendelssohn avec une passion canalisée par une maîtrise instrumentale impeccable – la quadrature du cercle pour ce compositeur –, vient de remporter le Premier Prix du Concours Haydn de Vienne. Tout comme le clarinettiste Bertrand Laude a montré quel jeune maître il était d'un instrument il est vrai particulièrement gâté en France par le nombre et la qualité des musiciens formés au Conservatoire. Mais ce jeune homme sait se fondre dans le jeu de ses partenaires : entendre sortir peu à peu le son de son instrument de l'archet de l'altiste Manuel Vioque-Judde était à la fois émouvant et plus encore le signe d'un travail en profondeur.

Deux grands moments de perfection instrumentale, de pure beauté sonore, d'expression intense mais tenue, maitrisée dans une pièce où il est facile de trop s'épancher : l' « Andante » du Sextuor op. 18 de Brahms qui réunissait au violon Jean-Marc Phillips-Varjabedian et Roxana Rastegar, Lise Berthaud, Manuel Vioque-Judde à l'alto et Raphaël Pidoux au violoncelle dans une juste parité maître-élève et l' « Andante cantabile » du Quatuor avec piano op. 47 de Schumann dont il ne me souvient pas avoir jamais entendu interprétation plus tendre, plus lyrique, en lévitation : le violon d'Olivier Charlier est non seulement éloquent, mais il est soyeux, le violoncelle de Pidoux est impeccablement juste, et il chante comme un maître du Lied. Ils pourraient écraser de leur présence l'alto de Manuel Vioque-Judde et le piano de Victor Metral : tout au contraire, ils les portent, les inspirent, leur donnent les moyens de s'exprimer librement... après tout le travail fait en amont, emmagasiné. On aimerait tant parfois faire des écoutes à l'aveugle : elles en surprendraient beaucoup...

Un peu moins séduit en revanche, par les deux mouvements du Trio de Ravel joués par le Trio Mosa. Est-ce le souvenir du Schumann précédent ?, mais on a trouvé ces musiciens, déjà auréolés de prix, très au point, raffinés, mais justement un peu trop raffinés et manquant de ces accès de violence et de puissance incantatoires qui doivent zébrer cette pièce si terriblement difficile que les bons enregistrements se comptent sur une main. Splendide Trio op. 101 de Brahms par un Trio Aden qui nous rappelle à point nommé que ce compositeur fut un mal aimé du Conservatoire de Paris jusque dans les années... 1960 ! La rigueur, la justesse des tempos et des climats associés à une liberté instrumentale qui libère de toute entrave ce jeune trio est magnifique. Bien plus que certains concerts de noms plus illustres qui jouent sur leurs réserves plus qu'ils ne se reposent sur un travail approfondi.

C'est le moment où il faut balayer les poncifs en réaffirmant que l'âge et la maturité artistique entretiennent des relations distendues, que la musique de chambre exige des instrumentistes virtuoses, des solistes capables de s'écouter et qu'elle n'est pas réservée aux seconds couteaux comme on l'a longtemps pensé. Il faut aussi rappeler aux Français qui en doutent – sport national –, que le Conservatoire de Paris est encore et toujours l'une des plus grandes écoles de musique au monde dont l'excellence de la formation n'a rien à envier à ce qui se pratique ailleurs. Loin s'en faut. D'ailleurs « ailleurs » vient chercher dans l'Hexagone quelques professeurs prestigieux... Et rappeler enfin que la musique de chambre y a depuis longtemps été enseignée au plus haut niveau : pensée émue pour Jean Hubeau chez qui tous sont passés, venant parfois chercher chez lui la musique qu'ils ne trouvaient pas toujours ailleurs...

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