Les éloges qu'avait suscités le quatrième album de l’ensemble Correspondances autour des Meslanges pour la chapelle d’un Prince d’Étienne Moulinié à la fin du mois d'août se renouvellent au Festival d'Ambronay. Samedi 13 septembre à 20h30, l'ensemble était invité à se produire à l’occasion du week-end d’ouverture de la 35ème édition du festival, intitulée « Célébrations ! ». Son programme, qui réunissait quelque sept œuvres de Marc-Antoine Charpentier ayant pour thème « La Victoire de Milan » sur la peste qui accabla la ville à la fin du 16ème siècle, explorait les affres de la déploration pour en arriver à l’exultation de la délivrance. L’intelligence des choix artistiques de Sébastien Daucé et la remarquable interprétation des chanteurs et instrumentistes confirment ce qu’on savait déjà : l’ensemble Correspondances excelle dans le répertoire qu’il s’est choisi, et on ne s’en lasse pas.
La première partie, comme indiqué par Sébastien Daucé pendant la « Mise en oreilles » qui précède le concert (une introduction explicative, permettant aux interprètes de présenter leur programme), est consacrée à la partie la plus sombre de la thématique choisie pour ce concert : avant que Milan ne triomphe du fléau qui est entré en ses murs, la ville subit une véritable hécatombe, sans compter la douleur morale associée à l'ampleur de cette dévastation. Le sujet de la peste de Milan a été en réalité assez rarement représenté, en peinture comme en musique. L’histoire rapporte que les aristocrates et les notables milanais ont tous fui à l’annonce de l’épidémie… tous, sauf un, l’évêque de Milan, qui sera par la suite canonisé sous le nom de Saint Charles Borromée pour être venu au secours des victimes de la terrible maladie. La soirée débute donc par le Motet puis la Messe pour les trépassés (H.311/H.2), en mémoire des innombrables morts qui auraient peut-être pu être sauvés si l’entraide et le courage avaient été qualités plus répandues chez les contemporains. Dans l’abbatiale tout en longueur du village d’Ambronay, la façon dont se déploie l’écho fait ressortir la polyphonie de ces musiques à la couleur unique, profonde et bouleversante. Le chef Sébastien Daucé parvient aussi bien à établir une cohésion absolue entre les différents musiciens, dont il fait partie en tant qu’organiste, qu’à faire délicatement émerger les lignes conductrices de la partition, confiées successivement à une voix, un violon, une viole, une flûte. Les chanteurs sont pénétrés du texte qu’ils profèrent ; les courbes vocales se croisent et se rejoignent avec une pureté et une simplicité désarmantes. Si chacune des voix produit un son délicieusement plaintif, parfaitement adapté à l’esprit du répertoire, il convient de féliciter plus particulièrement Lucile Richardot pour sa performance : seule voix à interpréter la Leçon de ténèbres (H.120), son timbre stupéfiant de bas-dessus (l’équivalent d’une contre-alto moderne) déroule la narration de la lamentation du prophète Jérémie avec une intensité exceptionnelle, entre gravité saisissante et supplication déchirante. Sébastien Daucé impulse aux chanteurs comme aux instrumentistes des intentions toujours justes, très finement nuancées, également respectées par chaque membre de l’ensemble, et superbement bien articulées au reste du propos musical.
Après l’entracte, l’élévation Famem meam (H.408) met en scène un dialogue biblique à trois voix, l’affamé et l’assoiffé d’une part (voix féminines), et le Christ d’autre part (voix masculine). La tonalité moins sombre de l’œuvre semble faire apparaître un message d’espoir suite aux expressions plurielles du deuil qui précédaient. Vient alors l’œuvre-phare de la soirée, La Peste de Milan (H.398), une partition recréée par l’ensemble Correspondances en ce samedi 13 septembre 2014 alors qu’elle était restée dans l’oubli des centaines d’années. La pièce se révèle passionnante : elle présente un caractère dramatique marqué, qui rend la narration vivante et se traduit par de très nets contrastes d’atmosphères. Tel un miroir reflétant en sa surface circonscrite l’étendue plus vaste du concert, La Peste de Milan fait succéder à une partie pleine de douleur, où la détresse atteint son apogée dans le somptueux Clamabant, une louange lumineuse célébrant la bonté d’un très grand homme, Charles Borromée, plein de « piété », d’« humilité », de « charité ». Le chœur, d’abord désynchronisé puis rassemblé en une même acclamation, symbolise à la fois les Milanais, les chrétiens et les hommes en général, soumis à une nature égoïste mais inspirés, voire sauvés par un individu exemplaire.
Après la majestueuse Ouverture pour le sacre d’un évêque, page tendre et resplendissante, l’ensemble Correspondances assied plus encore un sentiment de contentement en produisant un des nombreux Te Deum (H.147) de Charpentier. La musique se régénère elle-même en un flux ininterrompu, débordant d’une fervente suavité, jamais excessive ; l’âme enfin libérée de la misère du monde se laisse entraîner avec une immense joie par ce ravissement porteur.
Quand on assiste à un concert de l’ensemble Correspondances, on ressent immédiatement la respiration qui anime la musique sacrée du 17ème siècle français. Ce qui est le plus frappant, néanmoins, c’est qu’on entend plus qu’une simple restitution de cette musique : par la minutie et l’évidence de sa direction, Sébastien Daucé semble créer la partition au fur et à mesure, la modeler, lui insuffler la vie. Le public a réclamé deux bis, il aurait aimé plus de rappels… En un mot, une seule hâte : voir l’ensemble et son chef poursuivre leur merveilleux travail autour des vingt-huit volumes où est rassemblée la musique de Charpentier.