« Il y a trente-et-un ans que nous jouons ce bis à tous nos concerts et on ne s’en lasse pas », annonce Jean-Marc Phillips-Varjabédian d’un ton égal. Le visage fermé du violoniste ne montre pourtant pas le moindre signe d’enthousiasme. Attaqué dans un tempo d’automate peu approprié, le rondo « dans le style tzigane » du Trio n° 39 de Haydn vient conclure une étrange soirée au Théâtre des Champs-Élysées. Formation de référence en musique de chambre, le trio Wanderer vient de livrer un concert inégal, ponctué d’étonnants désaccords.

Juste avant les ultimes rappels, les trois musiciens ont pourtant donné une interprétation appréciable de l’opus 8 de Brahms : dès les premières notes, le violoncelle de Raphaël Pidoux s’est lancé dans un chant au phrasé soigné. Son archet dense donne le ton, nourrissant une pâte sonore intense, particulièrement appropriée à l’œuvre généreuse de Brahms. Au-dessus du jeu souple et agile de Vincent Coq au piano, Phillips-Varjabédian répond avec toute la brillance de son violon. L’expressivité de son vibrato surligne admirablement les élans lyriques de la partition. Les qualités instrumentales des trois artistes sont indéniables. Le troisième mouvement, excellent de bout en bout, consacre cette expressivité vocale qui fait la force des Wanderer.

Ces atouts ne masquent pas toutefois les manquements de l’ensemble. Quand il s’agit de proposer un bloc sonore mené clairement par des archets à l’unisson, le trio est roi ; quand il faut en revanche agencer un contrepoint équilibré, articuler un dialogue, passer un relais, les trois musiciens, peu communicatifs, ne parviennent pas à unir leurs forces. Dans les deux premiers mouvements, les sections de développement semblent détachées les unes des autres et l’édifice brahmsien vacille sur ses bases. Les musiciens s’efforcent de compenser par un jeu énergique mais c’est alors l’équilibre entre les voix qui manque de clarté : délivrées dans un volume sonore assourdissant et dispersé, les conclusions des deuxième et quatrième mouvements assomment au lieu d’exalter.

Peu flagrant dans la partition fournie de Brahms, le défaut d’homogénéité du trio a été particulièrement saillant en première partie. On peut comprendre que la première œuvre au programme ait eu sa dose d’approximations : les Variations sur « Ich bin der Schneider Kakadu » de Beethoven ne favorisent pas la cohésion du groupe, les instruments étant alternativement sollicités dans des exercices de virtuosité souvent convenus, presque maladroits. Attentif à ses partenaires, Vincent Coq essaie d’asseoir un socle sur lequel les archets pourront poser leur chant. Cela ne suffit pas : tandis que le violoncelle de Raphaël Pidoux tourne franchement le dos au piano, Phillips-Varjabédian n’accorde aucun regard à ses comparses. L’absence de communication visuelle ne serait pas gênante si le résultat sonore était au rendez-vous (et ce sera généralement le cas dans Brahms). Mais ici, une quantité de petites désynchronisations et approximations d’intonation finissent par procurer une gêne obscure. Focalisé sur sa partition après une introduction fragile, le violoniste bat la pulsation du talon pour assurer l’accentuation bancale de sa mesure avant une variation au détaché peu aérien.

Au centre du programme, le Trio n° 2 de Chostakovitch, sommet du répertoire, était particulièrement attendu. Phillips-Varjabédian prend d’ailleurs exceptionnellement la parole, apportant d’intéressantes clés d’écoute avant l’interprétation. Là encore, l’intonation montre cependant des signes de faiblesse dès les premières notes, notamment au violon. Faut-il y voir une manière d’infléchir l’expressivité du chant pour le rendre plus poignant ? Pidoux ne semble pas de cet avis, assumant une justesse franche qui tranche avec les chromatismes plaintifs de son partenaire. Au-dessus du piano solide de Vincent Coq, le contraste entre les deux archets est saisissant : avec une désinvolture presque tzigane, Phillips-Varjabédian entretient un jeu expressionniste, fait de pizzicati féroces (formidables dans le finale), de pulsation titubante et d’accents glaçants. Face à lui, Pidoux garde un jeu moelleux dans les pizz et déploie un lyrisme romantique plein de panache, intense et chaleureux. Ces désaccords sont-ils délibérés ? Après tout, la partition de Chostakovitch est traversée de tensions, d’oppositions violentes ; les traduire en lutte des styles pourrait être tout à fait valable... si toutefois les différences d'articulation et d'intonation n'étaient pas si nombreuses.

Avec ses affrontements insoutenables, le finale met en pleine lumière les limites d’une telle entreprise : alors que le combat devrait ici être discipliné (voire chorégraphié) pour transmettre toute sa puissance furieuse, l’individualisme des trois musiciens brouille les pistes dans une mêlée désordonnée. L’ensemble s’écroule dans le retour du thème le plus fameux, que Phillips-Varjabédian attaque inexplicablement deux temps en avance. En musique comme en sport, la méforme est possible et l’erreur est humaine. Souhaitons aux Wanderer de retrouver bien vite l’« inhumanité » qui a fait leur réputation.

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