L'année Fauré ne pouvait pas passer à la trappe au Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron. La musique du compositeur né en 1845 et mort en 1924 séduit de plus en plus d'interprètes qui ont fini, même en dehors de nos frontières, par assimiler un langage harmonique et une écriture qui ne sont pas de celles qui tombent naturellement dans l'oreille et sous les doigts et se mémorisent facilement.
Place à Fauré donc, joué ce soir par une double équipe conduite par Renaud Capuçon, violoniste que certains aiment critiquer vertement pour son omniprésence, voire son omnipotence sur la vie musicale et devant le talent et le professionnalisme duquel on s'incline avec joie. Il s'arrête à La Roque au cours d'une petite tournée avec la violoniste Anna Agafia Egholm, l'altiste Paul Zientara, la violoncelliste Stéphanie Huang et le pianiste Guillaume Bellom, rejoints ce soir par Lucas Debargue qui vient de publier chez Sony une remarquable intégrale de la musique pour piano seul de Fauré, enregistrée sur l'Opus 102 de Stephen Paulello.
Malheureusement, son piano qui passe plutôt bien au micro, en tout cas joué par Debargue, peine à franchir ce soir le mur du violon de Capuçon et du violoncelle de Stéphanie Huang dans le Trio op. 120. Pas de grave, bas médium creux, haut du clavier sec, aucune projection : il a juste une octave et demie au-dessus de la serrure qui passe quand le piano sonne à découvert. C'est très difficile de porter un jugement sur ce que l'on entend de l'œuvre, si ce n'est qu'on est immédiatement happé par la violoncelliste qui joue d'une façon admirable, juste et surtout avec une présence, une finesse qui soutiennent admirablement le violon de Capuçon dans les unissons si fréquents dans la musique de Fauré : excellente recrue pour l'Orchestre de Paris où elle vient d'être choisie comme premier violoncelle solo par Klaus Mäkelä qui est aussi violoncelliste.

On est donc décontenancé par l'« absence » du piano et on va l'être encore plus dans le Quintette n° 1 qui suit. Debargue n'émerge toujours vraiment des cordes que quand il joue à découvert une ligne de chant, mais se replie quand il joue à pleines mains. Alors on finit à force d'attention par percevoir qu'il est là, aux commandes, qu'il ose jouer en grand angle et qu'il est écouté du quatuor formé des mêmes musiciens rejoints par les excellents Paul Zientara et par Anna Agafia Egholm. Il n'empêche qu'on est frustré et qu'on se demande si ce pianiste ne devrait pas poser ses mains sur un Érard cordes parallèles 90 notes en cadre serrurerie ou en fonte pleine, ce dernier modèle étant un des chefs-d'œuvre incontestés de la facture instrumentale et l'Opus 102 en quelque sorte un lointain descendant inaccompli de cet âge d'or dont il reprend le principe des cordes parallèles.
Après l'entracte, les deux quatuors avec piano. Le premier des deux est une œuvre de jeunesse dont le style est plus direct, plus évident à saisir dans son romantisme post-schumannien que le second qui est plus heurté, plus violent, plus farouche et qui offre à l'alto, à l'orée de son « Adagio non troppo », la plus belle phrase confiée à cet instrument de toute la littérature de la musique de chambre française : bravo à Paul Zientara pour sa noblesse et son chant intériorisé. Steinway est de retour sur scène et l'on entend alors le piano de Bellom. Impeccable, fluide, allant, parfaitement à sa place, splendidement joué mais spirituellement en retrait : du très beau piano qui ne se départit pas d'un rôle d'accompagnateur. Or le piano est ici le patron. Les cordes sont somptueuses et d'une justesse d'intonation enviable dans les unissons, d'un raffinement remarquable et d'une précision qui l'est tout autant.
Cependant, les premier et dernier mouvements de l'Opus 15 manquent de carrure et de cette allure décidée, de cette expression grandiose attendues tout particulièrement du finale marqué « Allegro molto », comme l'« Adagio » est joli, raffiné mais pas assez engagé sur le plan expressif. L'Opus 45 est tout aussi soigneusement bien réalisé, avec des cordes fusionnelles, même si de temps en temps Capuçon en fait un peu trop, ce qui est mieux que pas assez. Mais quid du caractère farouche, parfois tragique et désespéré qui est sa marque ? Cette lecture est trop marquée par ce fameux « esprit fauréen » dont le compositeur ne voulait pas, lui qui ne supportait pas d'être joué sous un « abat-jour ». Mais c'est très beau quand même.
Le séjour d'Alain a été en partie pris en charge par le Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron.