Sur le papier, l’idée était fort alléchante. Un spectacle en hommage à Jeff Buckley, rockstar légendaire des années 1990 dont la notoriété a explosé après sa mort par noyade à 30 ans. Cet artiste fascinant n’a composé qu’un seul album, Grace, qui donne son titre au ballet imaginé par Benjamin Millepied sur l’ensemble des musiques du disque (et quelques autres) alternées avec des textes écrits par le chanteur américain. Le concept séduisant va cependant perdre progressivement de son attrait au cours des trois longues heures de représentation à La Seine Musicale… « Less is more », dit-on pourtant aux États-Unis !

« Jeff Buckley était un artiste si sensible et si vivant. La musique, les chansons et les textes forment un ensemble d’émotions que j’ai voulu célébrer », annonce Benjamin Millepied dans la note de programme. Comment mieux recréer cet univers qu’en plaçant au centre son symbole le plus éloquent : la guitare électrique ? Le solo musical qui lance le spectacle, et qui reviendra de manière récurrente (intelligemment conçu et interprété par Ulysse Zangs), permet d’emblée d’apprécier l’excellente qualité du système son – fait suffisamment rare pour être souligné et à cette occasion féliciter les équipes !
Les danseurs et danseuses arrivent à tour de rôle, se réunissent autour du guitariste, se saluent et se sourient. Cette communauté complice, faite d’individus aux vêtements cools et colorés, nimbée par une ambiance lumineuse chaleureuse, prend son élan et semble presque s’envoler sur Grace, poussée par une pulsion de vie joyeuse, simple et solaire, assez irrésistible. Tout le monde saute, court, étreint de bonheur son camarade – en un mot, chacun et chacune s’exprime librement, à sa manière. Telle une injonction à vivre pleinement, à profiter du présent, cette sympathique entrée en matière fait écho aux mots de Jeff Buckley lus en anglais par une danseuse, procédé qui reviendra tout au long de la soirée entre deux tableaux dansés.
Petit bémol : la chorégraphie est filmée en direct à l’aide d’une caméra mobile, et les images dynamiques retranscrites sur un immense écran surplombant le plateau (qui sert aussi à afficher les surtitres des textes et quelques titres de chansons). D’emblée, ce choix apparaît superflu. Ce qui se passe sur scène est suffisamment prenant, grâce à une scénographie travaillée, pour ne pas ajouter un média dont on aimerait peut-être parfois se couper un peu quand on assiste à une production de spectacle vivant. Mais la caméra ne sert pas uniquement à filmer les passages dansés : elle est aussi utilisée pour permettre au public d’apprécier en gros plan, ou au travers d’effets diversifiés, les scènes de vie mi-symboliques mi-réalistes jouées (sans paroles) par les différents protagonistes. Le danseur qui incarne Jeff Buckley passe ainsi plusieurs chansons à rêver sur un lit, le visage concentré, rejoint ensuite par une femme…
La volonté de proposer un biopic pourrait constituer une ambition louable. Raconter le parcours de l’icône américaine « composé d’ascensions et de chutes » semble pourtant nécessiter un autre format. Les tableaux se succèdent toujours sur le même schéma et sans finition des transitions, les mouvements inéluctablement se répètent beaucoup – même s’il s’agit en soi d’une belle esthétique, au geste fluide, avec de la densité dans l’écriture et une interprétation habitée – et l'énième duo du spectacle (toujours un homme et une femme amoureux) ne raconte rien de plus que les premiers. Il y a certes une évolution suivant un fil plus ou moins chronologique, amenant une deuxième partie bien plus sombre, mais les contrastes sont traités de façon trop clichée : toute la troupe se trouve habillée en noir ou en cuir, la cigarette est dénoncée avec pathos comme le vice suprême menant droit en enfer… Malgré un bon nombre de moments authentiquement réussis, on aurait presque aimé que le spectacle prenne fin lorsque l’entracte a lieu, sur le célébrissime Hallelujah qui ne peut laisser insensible.