À l’occasion du centenaire de la naissance de Pierre Boulez, la Philharmonie de Paris a fait appel à Benjamin Millepied et à Esa-Pekka Salonen qui, en reliant les œuvres choisies par un fil conducteur passionnant, rendent un hommage vibrant au travail de direction artistique de Pierre Boulez. Avec le Domaine musical puis avec le New York Philharmonic, le BBC Symphony Orchestra ou encore le Cleveland Orchestra, le compositeur-chef d’orchestre montbrisonnais a toujours cherché à mettre en valeur les continuités ou les oppositions dans les œuvres de ses programmes.
Alors, même s’il n’appréciait guère l’Octuor pour instruments à vents d’Igor Stravinsky, la juxtaposition de cette œuvre avec la Musique pour cordes, percussion et célesta de Béla Bartók devient didactique : elle exacerbe la néotonalité de l’Octuor tout en révélant en creux l’influence du Sacre sur le compositeur hongrois. Après ces deux pages chamarrées aux accents populaires, le Rituel in memoriam Bruno Maderna amènera les effectifs des deux premières œuvres à se rencontrer de manière spatialisée.
Les musiciens de l’Orchestre de Paris font tout d'abord briller l’Octuor de leur engagement théâtral. Dans le « Tema con variazioni », les deux bassons impulsent un dynamisme incisif sur lequel se découpent les traits de flûte et clarinette et les commentaires des cuivres. Avec une direction adaptée à ce petit effectif, Esa-Pekka Salonen maîtrise parfaitement les métriques irrégulières et changeantes. La fluidité du geste sculpte celle de la musique et donne aux musiciens une lisibilité libératrice.
Cette précision et cette attention aux timbres seront aussi les grandes qualités de Rituel. Placés sur scène ou derrière le public, à plusieurs endroits de la grande salle, les groupes d’instruments de l’Orchestre de Paris créent une atmosphère enveloppante autant dans le son que dans le silence. Les cours motifs écrits par Boulez se tuilent sans même que l’on s’en rende compte, encadrés par des coups de gong et de tam-tam.
Même halo dans la fugue initiale de la Musique pour cordes, percussions et célesta, transcendée par le son éthéré des cordes. Salonen réussit surtout les passages aux nuances faibles et au ton mystérieux. Dans les mouvements vifs et les thèmes populaires, les contrastes manquent de puissance et de roublardise. Contrairement à son attention dans l’Octuor ou dans Rituel, le chef ne met pas en valeur les voix intérieures, celles justement qui permettraient d’animer la matière et de galvaniser l’orchestre.
Dès l’entrée du public, les danseurs du L.A. Dance Project avaient discrètement investi les espaces de la grande salle de la Philharmonie de Paris, pour une chorégraphie imaginée par Benjamin Millepied à la demande de Salonen. L’hommage à Boulez semble parachevé : musique et danse se mêlent pour un spectacle transversal. Mais voilà, dans la première partie de soirée, les danseurs n’ont qu’un rôle de transition (pendant l'entrée des spectateurs, le changement de plateau entre Stravinsky et Bartók) et de préfiguration des gestes de Rituel, ils ne rentrent pas en contact avec la musique et c’est bien dommage.
Avec Rituel, pièce maîtresse du concert, Benjamin Millepied déploie enfin sa chorégraphie sur la matériau musical : alors que l'orchestre est dispersé en huit groupes spatialisés, les six danseurs et danseuses, eux, retiennent l’attention visuelle sur scène. Le choix de ne pas figurer les gestes musicaux par les gestes dansés donne à voir des corps libres, à la fois souples et profondément ancrés dans le sol. La chorégraphie de Benjamin Millepied fait interagir un couple avec quatre personnages, tantôt soudés, tantôt opposés, jusqu’à de poignants ralentis où la protagoniste frappe son partenaire.

Les costumes fluides lacérés de Gauchere exacerbent l’amplitude des mouvements des danseurs tout en soulignant la primitivité de ce rituel au terme duquel la femme est sacrifiée. Esa-Pekka Salonen, lui-même vêtu d’une veste déchirée, porte un détail de plus : un gant rouge à la main droite et un bleu à la main gauche. Une allusion au crayon d’annotation rouge/bleu des chefs d’orchestre, comme l’étaient Boulez et Maderna ? La structure de la partition de Boulez, entre versets et répons, résonne en tout cas fortement avec l’architecture de la danse, entre chorégraphie et improvisation. L’osmose des deux arts offre à ce Rituel une couleur d’éternité.