Plus d'une heure avant le concert, le public « fait le serpent », comme disent les Russes, devant les portes de la Philharmonie. Ce soir musique russe, justement, par un orchestre bavarois, un chef ossète et un pianiste auvergnat ! Programme de tournée qui met tout le monde en valeur et n'éloigne pas le chaland, fait d'œuvres certes un peu faciles, mais génialement irrésistibles. Gare néanmoins : le moindre faux pas s'y voit comme un caillou dans un plat de lentilles.

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Tugan Sokhiev et les Münchner Philharmoniker à la Philharmonie
© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

À commencer par cette ouverture de Rouslan et Ludmila qui depuis longtemps s'est émancipée de l'opéra de Glinka, le père de la musique russe, apprend-on en cours d'histoire de la musique. C'est une pièce d'une verve et d'une virtuosité qui magnifient le quatuor à cordes d'un orchestre comme elles peuvent l'envoyer au tapis, et disent immédiatement le talent du chef. Tugan Sokhiev n'en manque pas. Sa technique de direction et sa dimension artistique sont connues de longue date et ont réussi à Toulouse, où il avait succédé à Michel Plasson, si différent de lui, orientant la formation vers une couleur moins française.

Une fois encore, Sokhiev se montre impeccable dans une œuvre à jamais marquée par les interprétations fulgurantes qu'Evgeni Svetlanov en avait donné à Paris avec son Orchestre de l'État d'URSS, dont c'était l'un des tubes avec l'ouverture de La Fiancée vendue de Smetana, tout aussi périlleuse et génératrice de triomphes. Ce soir c'est différent, moins par la vision qu'en aurait Sokhiev que par l'inertie des Münchner Philharmoniker. C'est une belle formation mais son effectif de cordes est pléthorique : si l'on a bien compté, il y a 16 premiers violons, 14 seconds, 12 altos, 10 violoncelles et 8 contrebasses sur le plateau. Si Walt Disney a su faire danser avec une grâce de libellule de gracieuses hippopotames sur la Danse des heures de Ponchielli dans Fantasia, vient dans la vraie vie le moment où ce genre de matière sonore, dans une acoustique aussi généreuse et réverbérée, devient pesant malgré l'incontestable virtuosité des musiciens qui suivent le chef sans réserve dans l'exaltation du brillant, du dansant de cette musique. Les vents ne sont pas en reste, et on les admire caqueter impeccablement, derrière cette tenture un peu trop épaisse pour qu'on perçoive nettement les effets de contrastes voulus par le compositeur, sans devoir se forcer à les entendre, parce qu'on sait les y trouver.

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Tugan Sokhiev et les Münchner Philharmoniker à la Philharmonie
© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

Les cordes seront un peu moins nombreuses pour la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov, mais leur épaisseur pèsera, malgré une direction énergique et précise, à l'écoute du soliste mais pas plus impliquée que cela dans son style de jeu fulgurant. Parlons-en d'Alexandre Kantorow, bien que la réserve d'adjectifs pour qualifier sa façon de jouer soit épuisée. Du septième rang de face, on ne perd rien de ses gestes et de leur adéquation avec le son produit. Sa technique, comme celle de tous les grands pianistes, est unique mais elle peut se rattacher à celles de Cziffra et de Trifonov dont il a l'absence d'inertie physique et mentale.

Du son le plus ténu, mais soutenu, au fortissimo fulgurant jaillissant du clavier en un éclair, sans poids mais dense et coloré, son piano laisse venir la musique au monde sans que jamais la moindre intention expressive ne soit plaquée dessus. C'est de la pure magie que seuls quelques rares pianistes ont approchée. Quand la célèbre variation lente surgit des figures d’accompagnement, le son devient profond et lumineux, ce n'est plus du piano, c'est une voix. Comme dans cette Mort d'Isolde de Wagner-Liszt et cette Litanei de Schubert-Cortot données en bis, qui conjuguent ensorcellement orchestral et respiration au souffle infini. Intensité musicale et sorcellerie pianistique.

Alexandre Kantorow et les Münchner Philharmoniker à la Philharmonie © Antoine Benoit-Godet / Cheeese
Alexandre Kantorow et les Münchner Philharmoniker à la Philharmonie
© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

Shéhérazade de Rimski-Korsakov ? Sokhiev pilote un SUV, intérieur cuir, à la boîte de vitesses onctueuse et pas la sportive aux accélérations fulgurantes attendue. Tout est beau, rond, dense, avec des vents magnifiques dont un fagott inspiré (Raffaele Giannotti) et une violon solo (Naoka Aoki) souple comme une liane et parfaite ensorceleuse. Après un début trop lent en raison du poids du son, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le chef réussit à faire sortir l'orchestre d'une opulence bedonnante qui ne va guère à cette pièce épique, aux couleurs miroitantes, aux phrases creusées, virtuoses et pittoresques. Et l'on finit par succomber.

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