Au cours de sa très longue carrière, Riccardo Muti a acquis sur les foules le même pouvoir que les stars du lyrique qu'il dirigeait à la Scala de Milan : pas une note n'a été jouée dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris que voilà déjà le maestro italien ovationné, lui qui fait figure d'ultime représentant de la vieille garde des chefs du second XXe siècle.

Invité avec son inséparable Chicago Symphony Orchestra, le maestro italien ouvre le programme avec une création française : The Triumph of the Octagon, œuvre de Philip Glass inspirée du Castel del Monte, château italien du XIIIe siècle dont l'énigmatique architecture octogonale fascinait Muti enfant. On se perdra volontiers, en bon logicien, à chercher à percer de l'extérieur les secrets de la structure de la pièce. Entreprise vaine ; une musique aussi cérébrale ne se dévoile guère à la première écoute. Ne reste que le sentiment de mystère d'une partition qui s'épanche en vagues d'arpèges de cordes superposés en strates dans des métriques variées, en multipliant les cellules se répétant et vivant chacune leur vie propre sans pour autant s'entrechoquer. C'est là le reproche que l'on pourrait faire à l'œuvre qui, sans jamais se départir de sa poétique du mystère, hypnotise l'auditeur dans un agréable climat serein d'accords généreux et pleins, dont l'esthétique confine à la musique contemplative de film fantastique.
Pour faire le lien avec Aus Italien de Richard Strauss, une autre œuvre inspirée par un grand voyage transalpin : la Quatrième Symphonie « Italienne » de Mendelssohn. « En oubliant [les compositeurs classiques], les orchestres perdent certaines qualités d'intonation, de phrasé, de couleur, de timbre », déclarait récemment Muti en interview. Dans l'Italienne, le maestro pousse son statut de gardien des traditions jusqu'au paroxysme, revenant à ce qu'il y a pour lui de plus fondamental et excluant tout le reste : phrasé, intonation, juxtapositions rythmiques et nuances sont réglées au cordeau. Les tempos sont plus que lents (la saltarelle finale est plus Allegro « à l'aise », que Presto), mais c'est pour donner à Muti et son orchestre le temps de prononcer chacune des notes, pour se terrer dans des pianos chuchotants mais perlés... et ce n'est manifestement pas encore assez : plusieurs fois, Muti interpelle les violons par des signes de la main, on le voit murmurer « piano » du bout des lèvres !
La battue du chef italien a la noblesse d'un escrimeur : les épaules sont suspendues dans les airs, comme tenues depuis le plafond par un marionnettiste invisible, le tronc bouge peu. Il émane de cette direction quelque chose d'extrêmement élégant, produisant un discours musical d'une grande politesse mais, du même coup, arrondissant les angles. Sans compromis aucun, Muti tire le meilleur d'un orchestre à la discipline de pupitre ahurissante.
Car la véritable star de la soirée, c'est peut-être le Chicago Symphony Orchestra. On se demandait si, dans le bouillonnement straussien, celui-ci parviendrait à conserver la surprenante précision d'exécution du Mendelssohn. Le résultat, sans appel, nous laisse pantois. L'orchestre n'a pas l'intensité et la profondeur sonore d'une phalange germanique, mais la précision des plans sonores, des guirlandes de doubles croches des cordes, fait rêver. Le son de l'orchestre est solaire, a la noblesse un peu ronronnante des Wiener Philharmoniker et la luminosité de l'Orchestre du Concertgebouw.
À force de tout faire pour conserver cette qualité de diction du son, on en perd peut-être la force de sa transformation : quand le son devrait se déchirer, se distordre en une explosion métaphysique, il garde son enthousiaste docilité. En cela, Muti n'aide pas forcément la musique à déborder de son cadre : son extrême souci de lisibilité et ses gestes lents et amples développent les passages forte en grandes fresques musicales. Mais c'est Aus Italien, pas l'Alpensinfonie ; et si la précision et la sonorité d'ensemble de l'orchestre est une chose, le bouillonnement du jeune Strauss spécifique à cette œuvre de jeunesse en est une autre.
En bis, Muti annonce que l'orchestre jouera l'intermezzo de Manon Lescaut pour le centenaire de Puccini, évoquant rapidement le contexte difficile de l'actualité mondiale. Et le maestro, soudainement, d'entraîner l'orchestre dans le forte tourmenté de l'intermezzo d'un mouvement sec, d'une intensité rare, battant des pieds autant que des mains, fulminant presque, offrant enfin à l'orchestre la liberté qu'entraîne le déchaînement, et amenant l'auditeur dans un de ces instants de grâce qui vous cueillent au détour d'un concert, et qui sont la marque des plus grands.