À la Seine Musicale, alors que tous les projecteurs sont braqués sur la comédie musicale adaptée de La Haine de Mathieu Kassovitz, l’une des meilleures phalanges orchestrales du monde s’apprête à entrer sur la scène d’un auditorium Patrick Devedjian trop peu rempli. Pourtant, l’excitation est palpable dans les rangs du parterre : car les étudiants violonistes sont venus en nombre applaudir Vilde Frang, la soliste qui ouvre le concert avec le rare Concerto d’Elgar.

Mais c’est d’abord au Deutsches Symphonie-Orchester Berlin de briser le silence avec le long tutti introductif du premier mouvement. On est immédiatement pris à la gorge par l’engagement saisissant des musiciens, développant un timbre robuste au vibrato soutenu et remarquablement conduit. L’œuvre est rare, mais la formation berlinoise la connaît suffisamment bien pour l’avoir enregistrée récemment avec…Vilde Frang.
La voilà d’ailleurs qui entre en trombe dans la bataille, saisissant l’élan formidable transmis par l’orchestre pour transformer l’essai. En une quinzaine d’années, la jeune violoniste a su passer du statut de jeune talent dans l’ombre de son aînée Janine Jansen à celui de reine du violon. Soyons honnête : avait-on, depuis Jansen et même depuis les premières années d'Anne-Sophie Mutter, entendu une telle force d’engagement ? Vilde Frang est de ces musiciennes qui ont pour talent de communiquer à leur auditoire, avant un son ou une phrase, un peu de l’énergie qu’elles insufflent dans leurs cordes. La sonorité ne cherche pas à séduire par sa beauté plastique, mais s’impose à nous avec une direction électrique et sauvage. La main gauche redouble d’inventivité dans ses déplacements, multipliant les extensions non naturelles, tentant les démanchés les plus périlleux, dans le seul but de maximiser l’impact de chacune des notes sur l’auditeur. Exit les cordes à vide ou la pureté de la ligne : cette vision du violon est très « vieille école », celle de Jascha Heifetz ou Johanna Martzy.
Le deuxième mouvement, bouleversant d’intensité, va comme un gant à Vilde Frang, mais on pourrait à vrai dire en dire autant du troisième, où la violoniste nous assaille de sursauts virtuoses et sauvages, enchaînant les grappes de doubles croches avec une précision dans la prise de son saisissante, et il faut imaginer l’auditeur comme acculé sur un ring, assommé par tant d’énergie, se demandant quel uppercut sonore il pourra bien encore recevoir. La violoniste joue sur le Guarnerius ex-Rode, dont elle a tant dompté la sauvagerie qu’on est bien incapable de l’imaginer en d’autres mains, et dans un autre répertoire. La fusion est totale. Ce soir, Vilde Frang a ressuscité pour beaucoup un âge d’or du violon, celui que l’on révère dans sa jeunesse en écoutant de vieilles gravures, puis que l’on pleure en imaginant qu’il ne reviendra jamais.
On s’est à peine remis de nos émotions que le DSO attaque les premières mesures de la Deuxième Symphonie de Sibelius. L’immense tutti de cordes ouvrant le premier mouvement en dit long sur ce qui nous attend. La sonorité de l'orchestre est de l’ordre du minéral : brute, dense. Si les musiciens du DSO se perdent parfois dans la précision des notes rapides (mais ils sont en cela bien peu aidés par un Robin Ticciati qui ne sait pas vraiment donner dans la clarté quand le besoin s’en fait sentir), ils brillent lorsqu’il s’agit de fondre leurs timbres en une masse sonore compacte. En cela, la symphonie de Sibelius semble faite pour leur esthétique sonore.
Par exemple, il s’exhale des grandes déflagrations cuivres-percussions-cordes du deuxième mouvement un râle wagnérien emportant tout sur son passage. Les cordes, dans le scherzo, développent une rhétorique incisive, sculptant à l’aide d’un spiccato à couteaux tirés les contours de l’entêtant motif de doubles croches initial. Si l’on peut regretter la direction pas toujours à-propos de Robin Ticciati, on ne peut néanmoins que rester pantois devant l’esprit de meute des musiciens du DSO, témoins de la formidable culture orchestrale dans la vie musicale berlinoise.