À l’issue du premier mouvement du Quintette en ut de Schubert, toute la salle du Théâtre des Champs-Élysées reste plongée dans un silence admiratif. À peine une voisine ose-t-elle briser la sidération générale face à la cohésion et la musicalité narrative éblouissante du Quatuor Belcea et Nicolas Altstaedt en chuchotant tout bas : « Chapeau ! ». L’interprétation subtile des musiciens du matin aura véritablement redonné un sens au mot « chef-d’œuvre ».

Le Quatuor Belcea © Maurice Haas
Le Quatuor Belcea
© Maurice Haas

Ce quintette de Schubert est une œuvre longue dont la lecture peut facilement lasser malgré le génie du compositeur. Mais la richesse de l’écriture à cinq voix montre un vrai travail d’orfèvrerie : l'ensemble est bâti en pivot autour de l’alto, situé au centre des musiciens et accompagnant tantôt l’un tantôt l’autre. Krzysztof Chorzelski est l’homme de la situation, véritable caméléon qui se fond dans les sonorités de ses collègues, aussi à l’aise dans les parties d’accompagnement en batterie que dans les quelques passages thématiques qui lui sont confiés, en duo avec un violoncelle ou un violon.

C’est bien l'homogénéité sonore qui caractérise l’ensemble. Plutôt que de jouer individuellement de leur instrument, les cinq musiciens « jouent du quintette » : la quantité de détails cachés dans la partition émane d’un tout parfaitement uni et harmonieux. Les contrechants de Suyeon Kang s’entrelacent à la perfection avec les longues lignes inspirées de Corina Belcea. Pendant de ce duo violonistique, les violoncelles d’Antoine Lederlin et Nicolas Altstaedt distillent de douces sonorités feutrées tout en étant prêts à vrombir et dramatiser le discours. Tous vibrent et phrasent à l’unisson, ajoutant à un esthétisme plastique étourdissant un sens narratif fascinant.

Le premier mouvement de l’œuvre, le plus périlleux car le plus long, est mené dans un kaléidoscope de nuances piano à couper le souffle. Les interprètes font montre d’un art du rubato consommé en fin de phrase, étirant le temps pour le plus grand bonheur des spectateurs. Le deuxième mouvement poursuit cette approche tout en suggestion en définissant deux groupes : sur le tapis sonore exceptionnel de leurs collègues, le premier violon et le second violoncelle dialoguent. Corina Belcea définit des volutes délicatement éplorées, ponctuées avec beaucoup de style par les pizzicati de Nicolas Altsteadt. Entre les éclats nerveux du troisième mouvement, une partie centrale dévoile un monde introspectif, méditatif, dans lequel les interprètes continuent leur exploration de la nuance piano. Enfin, le dernier mouvement de l’œuvre, avec ses accents populaires, semble décrire les émotions d’une jeune personne au cours d’un bal de village où la fête bat son plein avec ses rythmes dansants.

Chaque mouvement aurait mérité une ovation. Après quelques applaudissements irrépressibles entre chacun d’entre eux, elle éclatera comme il se doit à la fin de l’œuvre. En première partie de concert, les applaudissements avaient été plus timides à l'issue du Quintette « Fandango » de Boccherini. Il est vrai qu’il y avait de quoi être surpris : contrairement à ce qui était annoncé sur le programme de salle, l’auditeur aura eu droit au Fandango (dernier mouvement de l'ouvrage) précédé de son Grave assai introductif, mais pas une note des deux premiers mouvements.

Pas de quoi se formaliser pour cette ouverture de concert qui aura sonné comme un bis avant l’heure : les Belcea et leur invité nous conduisent en Espagne, « à Séville à 1h du matin » comme l’aura présenté Antoine Lederlin en s’adressant préalablement au public. De fait nous y sommes, plongés dans une Folia endiablée. Les musiciens adoptent un jeu bien différent du Schubert à venir, avare en vibrato et tout en résonance. Les archets fusent avec précision, avec quelques passages près du chevalet pour un son métallique fébrile.

La cinquième partie du quintette, ici assurée au violoncelle, peut également être interprétée à la guitare. On s’amuse à imaginer comment sonnent les quelques arpèges périlleux à moitié en harmoniques assurés par Nicolas Altstaedt lorsqu’ils sont joués sur l’instrument à six cordes pincées : assurément l’écriture a été initialement pensée dans cette optique. La virtuosité tourbillonnante de l’ensemble est dynamisée à la fin du mouvement par les castagnettes travaillées de Nicolas Altstaedt, décidément homme à tout faire, dont la dernière intervention sonne presque authentiquement locale. Ce voyage éblouissant en climat méditerranéen, bienvenu au milieu du redoux parisien, aura fait reluire les ors du rideau de scène du Théâtre des Champs-Élysées de reflets mauresques, aux échos de flamenco.

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