La dernière fois qu'on avait entendu le Quatuor Ébène, en décembre dernier, Yuya Okamoto remplaçait Raphaël Merlin et on avait déjà été impressionné par sa capacité à se fondre dans le groupe... Ce soir, nous retrouvons la même équipe, à la différence près que le violoncelliste japonais est désormais titulaire ! Au cours d'un programme stimulant toutes les capacités d’écoute du public de l'auditorium de la Maison de la radio, ce Quatuor Ébène dernier cri confirmera l'intégration convaincante de leur nouveau membre, présentant avec ses habituelles et remarquables qualités la richesse stylistique du répertoire pour quatuor à cordes.

Le premier des quatuors dits « prussiens » de Mozart incarne le style classique galant. La beauté esthétique toute platonicienne de cette musique comme il faut, jamais heurtée et toujours joviale, s'adresse à l'esprit du spectateur. Commande du roi de Prusse Friedrich Wilhelm II, violoncelliste à ses heures, l'œuvre accorde à cet instrument une place de choix. Le deuxième mouvement permet en particulier d'en apprécier les différents rôles. Yuya Okamoto y montre une conduite musicale tout en simplicité tout à fait adaptée, tant comme basse structurante du discours général qu'en détenteur du thème.
Cette partie contemplative de l'œuvre est encadrée par des mouvements plus virevoltants dont les Ébène retranscrivent l’élégance en étant attentifs à ne jamais tomber dans le piège d’une interprétation plate où primerait seulement la qualité sonore. Les effets de contretemps du troisième mouvement sont mis en valeur comme autant de traits d’esprit dans une conversation de salon. S’échangeant les thèmes avec aisance, les quatre protagonistes font ressortir le caractère concertant de l’ouvrage tandis que Marie Chilemme sollicite une écoute nouvelle de la partie d’alto, remplaçant souvent le rôle traditionnel du violoncelle.
Deux siècles d’histoire de la musique sont passés : la rupture provoquée par le Quatuor à cordes n° 3 de Schnittke n’échappe à personne. L’intellect de l’auditeur est soumis à rude épreuve dans cette œuvre représentante du polystylisme : plusieurs motifs musicaux préexistants se côtoient dans la partition, le Stabat Mater de Roland de Lassus (1585), le thème de la Grande Fugue de Beethoven (1827) et le motif signature D-S-C-H de Chostakovitch. Le Quatuor Ébène révèle tout le suspens de cette œuvre où l’on croit sans cesse être enfin installé dans des ambiances qui se fracturent brutalement.
Les interprètes du soir réussissent à proposer un discours analytique toujours clair alors que l’harmonie sereine du style Renaissance du premier motif, l’agressivité du second motif et l’énigme irrésolue du troisième se mêlent de manière de plus en plus complexe. Le jeu de piste de la reconnaissance des motifs ainsi facilité, on peut apprécier pleinement l’incroyable palette de couleurs des Ébène, qui se révèle ici notamment dans la gestion du vibrato. Certains passages, notamment lors des résurgences du motif médiéval, sont murmurés non vibrés tandis que certaines transitions sont l’occasion de tenues vibrées jusqu’à la confusion de note, le tout dans une cohérence d’ensemble époustouflante. Par moments, on croit n’entendre qu’un seul instrument, comme à la fin du premier mouvement où le quatuor se mue en vielle à roue dont les intervalles, plus si justes car révisés par le compositeur, résonnent au loin.
Après l’entracte, le spectateur à la tête fumante repose son cerveau fatigué en se laissant aller à l’émotion d’un quatuor plus romantique. Les deux premiers mouvements du Quatuor op. 27 de Grieg ont tout du mélodrame. Le Quatuor Ébène exacerbe la dramaturgie du premier avec ses accords déchirants et ses motifs effrénés entrecoupés de passages mélancoliques, avant d’attendrir le monde dans la romance rêveuse du second. À nouveau la clarté du discours frappe : alors que Grieg n’est pas avare de thèmes repris en écho, tout reste limpide. La romance est un de ces moments hors du temps où l’on se noie dans la beauté et la douceur des thèmes repris par les différents musiciens.
Les deux derniers mouvements tiennent presque de la suite de valses. Le compositeur y dresse un panorama des danses folkloriques de sa Norvège natale. À deux temps, à trois temps, à quatre temps, les Ébène, emmenés par un Pierre Colombet survolté, nous entrainent avec virtuosité dans ces rythmes vivants dont ils restituent toute la dynamique avec une science des accents stupéfiante. On a parfois l’impression qu’ils sont eux-mêmes du pays, lorsque Gabriel Le Magadure se permet un glissando amenant la note, si juste dans l’esprit de la pièce. Grisé par cette énergie enivrante et contagieuse, le spectateur finit en osmose avec les dernières notes : emporté dans un tourbillon féérique où affleurent les sourires et les oreilles pointues de la mythologie nordique.