C’est une soirée d’une classe extraordinaire, qui frappe, en dehors de l’excellence musicale, par le respect : celui des musiciens qui, aussi fameux soient-ils, s’inclinent bas devant le public avant de mettre la main aux cordes frottées et pincées. Celui de l’auditoire, ensuite, qui salue chaleureusement l’entrée de Jordi Savall et du Concert des Nations – musiciens qui jouent ce soir devant un public de convaincus, celui qui a entendu les nombreux enregistrements du Catalan d’un compositeur oublié, Monsieur de Sainte-Colombe, avant la redécouverte de ses œuvres à Genève en 1966, lectorat qui connaît les romans de Pascal Quignard qui rendent hommage à ce personnage, cinéphiles ayant admiré le film d’Alain Corneau, à qui est dédié explicitement ce concert reprenant le titre Tous les matins du monde. Enfin, le respect partagé des deux côtés pour cette musique extraordinaire, dont la finesse et l’intensité nécessitent un lieu d’entente, un écrin architectural (la Chapelle de la Trinité et ses trompe-l’œil baroques sont un ravissement) et une disposition d’esprit et d’âme pour la produire, comme pour l’accueillir. Et ce soir, c’est juste parfait.

La suite du Bourgeois Gentilhomme de Lully est une entrée en matière dynamique, qui déjà fait remarquer l’extraordinaire qualité du premier violon, Manfredo Kraemer, dont l’ornementation est très inspirée. Plus discrète dans ses sonorités, mais pas moins séduisante, la viole de gambe de Jordi Savall dévoile ses charmes dans la « Chaconne des Scaramouches » au joli rythme berçant, avant que les deux solistes ne se rejoignent dans un duo languissant.

Puis, on rentre dans le vif du sujet des Matins, avec le Concert XLI de Monsieur de Sainte-Colombe, Retour à deux violes égales. Et avec ces dernières, c’est le va-et-vient entre fiction et réalité, entre musique et imaginaire qui se réactualise aussi : si Pascal Quignard affirme avoir été inspiré pour ses écrits sur le compositeur par un disque de Wieland Kuijken et Jordi Savall en 1976, et s’il dit reconnaître dans le visage de ce dernier les apparences du musicien baroque, le public voit ce soir dans le duo de violes qui unit le Catalan au Belge Philippe Pierlot se réanimer la dualité entre Monsieur de Sainte-Colombe et son élève prodige Marin Marais. L’élégance musicale simple de l’un, son habitus calme, serein et noble, jaloux d’une interprétation parfaite, rappelle la sobriété janséniste, alors que la sonorité éblouissante de l’autre, sa respiration très présente, le caractère sanguin de sa technicité inspirée semblent s’y opposer diamétralement. Pourtant, il s’agit là de deux voies également valables pour parvenir à la beauté. Ce sont deux magnifiques chambristes, parfaitement connectés. L’archet de Jordi Savall, ressemblant à une aiguille hors format, brode à toute allure une gigantesque toile, et s’il n’y avait pas les coins de sa bouche, tressautant à de rares moments, on n’en soupçonnerait pas du tout la difficulté : l’interprète est un monument. Les deux violes font évoluer le son d’un même lyrisme et aboutissent à un unisson d’octave parfait.

Le programme des pièces qui ont illustré le film d’Alain Corneau est riche et varié : les 3 Fantaisies d’Eustache Du Caurroy reprennent l’air connu d’ « Une jeune fillette », accordant l’exposition du thème à la viole, sur un bel accompagnement du théorbe de Rolf Lislevand, puis un contre-chant à la seconde viole. L’ultime variation est plus rythmée : le violon joue un rôle de cantus firmus, en laissant toute la place à ses partenaires. Résonnent les Pièces de Viole du 3e livre de Marin Maris, avant ses coups de cloche de Sainte-Geneviève, dont le bim-bim-bam est sûrement un héritier du « Carillon » du Concert XLIV. Tombeau Les Regrets de Monsieur de Sainte-Colombe. Jordi Savall avait prévenu : malgré la grippe de Marc Hantaï, flûtiste malheureusement absent, on ne prendrait pas ce soir l’ensemble en défaut : toutes les couleurs, toutes les facettes de jeu y seraient, et c’est vrai. Pierre Hantaï carillonne de ses petites clochettes de claveciniste dans Rameau et les séduisantes Folies de Marin Marais donnent à Jordi Savall l’occasion de montrer toute la volubilité de son jeu : il gratte vigoureusement le sol d’une ferme, avant de se rendre délicatement au chevet d’un mourant avec une plainte douloureuse. L’Adagio de la Sonate VIII à Trois du compositeur lyonnais Jean-Marie Leclair fait replonger dans la suavité du violon de Manfredo Kraemer et une fureur commune signe la fin officielle de ce concert – mais devant l’enthousiasme du public, les musiciens ne quitteront pas la salle sans deux bis, une danse de 1600 célébrant la naissance du futur Louis XIII, puis deux tambours des Indes Galantes. La communion de tous dans cette musique nourricière est réelle, et lorsque les instrumentistes prennent congé, le meneur de jeu, d’un geste aussi chaleureux que noble, salue le public une ultime fois : on a l’impression de recevoir une bénédiction des mains de Jordi Ier, le pape du baroque.

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