Que faire du discours en musique ? Au croisement de plusieurs chemins, ceux du chanté, du parlé, du déclamé, du chuchoté, on retrouve les œuvres hybrides du concert « Speech » au ManiFeste : différents artistes se sont emparés de cette question, créant des pièces hilarantes ou glaçantes, mais rarement inintéressantes.

Michael Schmid
© Hervé Veronese / Centre Pompidou

C'est avec la Sonate in Urlauten (ou « Sonate en sons primitifs ») de Kurt Schwitters que démarre la soirée. Michael Schmid est seul sous un faisceau de lumière, un micro brandi tout près de ses lèvres. Corps agité et regard fixe, il a l'allure d'un rappeur qui délivrerait ses meilleures punchlines. Le premier mouvement « Rondo » part d'une syllabe répétée, suivie d'une nouvelle, puis une autre, comme un moteur capricieux qui ne voudrait pas démarrer. Dans le « Presto » qui suit entre finalement un tempo régulier, furieux et déjanté, dans ces phonèmes qui forment à peine des mots. Les éléments du langage musical sont tous là, et la répétition, les pauses, le grand sérieux de l'interprète laissent place à un rire chaleureux du public. Cette performance par cœur, accompagnée d'une rare cadence par George Aperghis, rend l'instant d'autant plus précieux.

Viennent ensuite les presque trop courtes Voices and Piano de Peter Ablinger, desquelles on n'aura entendu que deux extraits. L'idée est simple et redoutablement efficace : une voix d'archive d'un illustre personnage, texte visible sur un vidéo-projecteur. Et un pianiste, Jean-Luc Plouvier, qui joue la retranscription de ces voix à l'instrument. La mélodie n'est autre que l'intonation de la voix, accompagnée ici et là de clusters, de glissades, de piqués pour souligner les accents, les rires, les mécontentements de ces discours. On rit d'abord d'Arnold Schönberg, qui menace son éditeur au téléphone avec furie, avant de finir le message par un « Bien à vous » très poli. Puis on s'amuse avec une Billie Holiday sans doute un peu pompette, marmonnant des plaisanteries que l'on comprend à peine. Le piano tient le même rôle que celui qui accompagnait les premières projections muettes : il souligne les gags, donne du rythme, injecte de la vie dans ces voix-parties.

Présentée en création mondiale, The Mouth de Rebecca Saunders est une exception à cette humeur de légère comédie. « Quelle est cette voix intime, qu'y a-t-il là de refoulé (…) sous la surface ? » interroge la compositrice, et la question est aussi terrifiante que ne l'est la pièce. Juliet Fraser s'installe à son tour, seule, sur la scène. Elle ne fait que respirer très doucement, puis soupirer, avant qu'on ne réalise qu'elle n'est pas vraiment seule. L'installation électroacoustique autour d'elle et du public lui renvoie ses soupirs et les accompagne de gémissements, de mots étranglés, inarticulés. Elle-même change avec cette voix qui l'entoure, elle en semble autant la victime suffocante que la complice hallucinée. Les gémissements muent en chant, sa voix de soprano surplombant depuis ses hauteurs. Tout s'accumule à la limite du supportable avant que les voix ne se taisent lentement. Fraser termine sur une longue expiration rauque, yeux écarquillés, bouche grande ouverte, alors que la lumière s'éteint sur son visage.

Three Ladies Project lors du concert « Speech » de ManiFeste
© Hervé Veronese / Centre Pompidou

C'est avec le Three Ladies Project de George Bloch qu'on découvre la suite. Alexis Baskind, réalisateur informatique musical de l'Ircam, est à son ordinateur face au pianiste Hervé Sellin. Entre eux s'affiche sur l'écran, en même temps que le logiciel DYCI2Lib fait entendre leurs voix, des vidéos d’Édith Piaf, Dianne Reeves, Lisa della Casa et Magdalena Kožená. Leurs chants sont découpés, puis reliés pour suivre un scénario : la grille harmonique du standard de jazz « The man I love ». Mais ces découpes sont abruptes, peu musicales, robotisent plus qu'elles ne flattent les voix. Sellin improvise avec elles ; il tente d'être pertinent dans ses interventions, mais s'il l'est parfois et que s'en dégage de beaux moments, beaucoup de ses explorations se font happées par celles de DYCI2Lib. Les voix sont toujours très fortes, arrivent souvent comme un cheveu dans la soupe. L'écran décrit ce que le logiciel fait, mais on peut remettre en question sa nécessité. Le complexe processus de création semble avoir empiété sur l'espace des interprètes.

« Il y a, tout autour de Vaduz », annonce Jean-Luc Plouvier de retour pour la dernière pièce de la soirée. Son articulation extrêmement claire, acide, presque assassine, est encadrée d'une rythmique rigoureuse, qui permet aux échos de sa propre voix de lui répondre toujours au bon moment. L'exécution est parfaitement fluide. Les mots tournent autour du public, évoquant des voisins très lointains, inuits, texans et autres australiens, face à un public qui rit beaucoup. Puis, on entend des bruits. Des machines peu claires, peut-être de guerre, peut-être simplement des trains. « Il y a, tout autour de Vaduz », répète Plouvier, « des réfugiés, des paumés, des déplacés, des perdus. Des laissés pour compte. » On rit moins. Peu de concerts font rire autant qu'ils perturbent et captivent. Si tout ce qui émeut dans le son est musique, alors ces beaux discours ont réussi leur pari.

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