Il pleut des cordes sur Genève. C’est une météo à aller écouter et voir du Wagner. Cela tombe bien, Tannhäuser ouvre la saison du Grand Théâtre avec une production sauvée in extremis grâce au metteur en scène Michael Thalheimer, qui a repris au pied levé le projet de Tatjana Gürbaca, contrainte d’annuler pour des raisons de santé. Que les deux metteurs en scène aient l’habitude de travailler avec les mêmes équipes a très certainement facilité le passage de relais. Mais c’est aussi ce qui signe précisément la grande réussite de ce spectacle, si l’on ajoute encore la distribution vocale de haut vol.

Sur scène, une immense structure cylindrique présentée sous différents angles traverse tout l’opéra. On y verra tant l’astéroïde qui menace la Terre dans le Melancholia de Lars van Trier, que les silos des romans de Hugh Howey, ou l’accélérateur de particules du CERN. En somme, c’est tant une projection mentale qu’un objet de fascination réaliste ou futuriste. L’objet est là, devant le nez de chacun, immense à en devenir invisible, interdit, désiré, refoulé, abstrait et réaliste à la fois. C’est ce « Venusberg », matérialisation totémique d’un tabou sociétal, moral et psychologique dont Tannhäuser veut s’extraire en début d’opéra en venant racheter ses péchés sur Terre. L’anneau, dans le clair-obscur du fond de scène, en élévation dans sa structure squelettique, en devient menaçant à l’acte III, alors que Tannhäuser, éconduit dans sa quête de salut auprès du pape, veut se tourner une nouvelle fois vers le Venusberg. Dans ce monde où l’enfer est une montagne (« Berg »), les valeurs sont inversées et il n’est pas incohérent que Tannhäuser observe à deux reprises son double chuter du ciel en un Christ en croix renversé.
Cet objet architectural autant qu’artistique signé Henrik Ahr devient encore plus fascinant grâce aux lumières de Stefan Bolliger, dont l’épure, l’originalité et l’efficacité entre en parfaite correspondance avec le geste essentialiste du metteur en scène. Quelle beauté quand la pièce se tourne de 45° à l’acte I jouant des lignes et des aplats de lumière ! Le jeune berger de Charlotte Bozzi vient alors accueillir Tannhäuser dans un dénuement qui n’a d’égal que la pureté de son chant, main posée contre la structure, véritable apparition fantastique, presque dangereuse parce que trop angélique. Dès l’ouverture, l’on est saisi par cette simple douche de lumière qui vient projeter le Tannhäuser de Daniel Johansson hors du temps et de l’espace, dans une solitude métaphysique mais très concrète qui nous happe. Image et état que l’on récupèrera à sa descente sur Terre. Dommage que son chant soit limité et secoué dans le registre aigu, à la limite du craquage. Mais l’on se fait une raison en se disant qu’il s’agit là d’une faille originelle du personnage !
Car comment ne pas faillir aux charmes de la Venus de Victoria Karkacheva ? Véritablement divine avec ce timbre et ce vibrato chaud qui veille en fond de gorge comme un désir en suspension pour tenter Tannhäuser. D’autant que là encore, deux panneaux latéraux réduisent soudainement la focale du désir sur les deux amants baignés depuis la structure dans un rouge qui trouvera plus tard, à l’acte II, sa correspondance dans une effusion d’hémoglobine. Ils terminent déjà leur duo de l’acte I souillés, au milieu du sang et des larmes, et nous, épuisés, comme une fin d’opéra !
Mais l’on a encore rien vu avec, là-dessus, dès l’acte II, l’Elisabeth stratosphérique et très affirmée de Jennifer Davis, confondante de naturel, de somptuosité du timbre et d’amplitude. Et ensuite le Wolfram de Stéphane Degout, qui nous apporte ici la signature d’un des plus grands barytons de notre époque, entre une impeccable ligne de chant et un timbre soyeux inégalable, depuis sa défense de Tannhäuser à l’acte II jusqu’à sa romance de l’acte III, à faire pleurer la misérable pierre sur laquelle la confrérie de chasseurs-chanteurs se perche à tour de rôle – autre trouvaille de la mise en scène avec cette résolution assez comique du concours de chant. Il en devient touchant en ami et amoureux éconduit, tripotant puis essayant la chemise ensanglantée de Tannhäuser que lui a donnée Elisabeth, dans un acte III qui tient scéniquement avec rien, c’est-à-dire avec tout : un regard fixe de loin, une femme au sol comme en prière, des pèlerins en retour de Rome qui passent de cour à jardin avec un épuisement qui dessine leur dignité (quel chœur !)…
Là-dessous – et non dessus tant l’exécution est souterraine –, l’Orchestre de la Suisse Romande est dirigé par un Mark Elder à la battue immuable, du début à la fin, qui pourrait devenir soporifique si elle ne nous avait saisis dans ses rets d’une profondeur hypnotique, toujours sur la défensive, jamais démonstrative, faisant sourdre une menace permanente. Une soirée prodigieuse.