L’indéfectible Tugan Sokhiev revient à Toulouse pour diriger, cette fois-ci, non pas l'Orchestre National du Capitole dont il a occupé le poste de directeur musical de 2008 à 2022 mais les Münchner Philharmoniker. Les voilà partenaires de prestige pour un nouvel épisode de la brillante quarantième saison des Grands Interprètes, auxquels se joignent la paire star de pianistes bataves, les frères Jussen. Une soirée rutilante.

On commence par une courte pièce, Les Hébrides de Mendelssohn, cette « ouverture » qui est un cul-de-sac, comme la grotte de Fingal en Écosse dont elle narre les variations aquatiques avec une humeur presque impressionniste. Sokhiev en fait un chef-d’œuvre. Dès le premier geste des cordes, on capte l’unité des archets. Les cinq pupitres rendent un équilibre parfait, un timbre soyeux et charnu comme un tweed épais. L’ambiance générale est au médium-grave, les corps d’altos et de violoncelles sont tirés par le chef russe, avec cette conduite qui amène le son vers lui pour mieux le projeter. Les mélodies glissent sous nos yeux d’un pupitre à l’autre dans un legato naturel, on se régale d’un très beau geste unifié de levers d’archets.
Et dépit de leurs trois années de différence, si Arthur et Lucas Jussen jouent de leur apparence gémellaire – même veste au parement doré sous des cheveux blonds gominés, mêmes grands mouvements de la tête devant leur clavier –, c’est pour mieux nous emmener dans la direction qu’ils ont travaillée ensemble. Dans une œuvre aussi complexe et protéiforme que le Concerto pour deux pianos et orchestre de Poulenc, c’est salutaire. L’énergie qu’ils dégagent est bluffante, à l’unisson d’un orchestre chauffé par Sokhiev.
Les rythmes du premier mouvement, mettant en valeur l'orchestration presque foraine, sont admirablement putassiers ; on se déhancherait volontiers. Jusqu'à ce passage Lento subito qui nous emmène sur une autre planète, dans les nappes des harmoniques de violoncelles. Dans le « Larghetto » alla Mozart, pris peut-être un peu rapidement, on retrouve cet ensemble des cordes magiques qui font jeu égal avec le lyrisme des Jussen. Enfin le finale dégage une franche gaîté, une joie de vivre, la musique claque. Si la voile de Mendelssohn avait claqué autant que cela, il ne serait jamais allé jusqu’aux Hébrides.
La tension redescend salutairement avec le rappel proposé par les pianistes : une transcription de l’Aria « Aus Liebe will mein Heiland sterben » issu de la Passion selon saint Matthieu de Bach, jouée avec douceur et finesse. Comment mieux se préparer au déluge de noirceur qui va suivre ? Nous plongeons au cœur du destin de Tchaïkovski avec sa Quatrième Symphonie.
Mais c’est d’abord un choix d’intériorité : Sokhiev ne remplit pas la Halle aux grains par des déferlements de cuivres. Le chef connaît bien la salle, sa sonorité particulière. Ces Münchner Philharmoniker qui ont connu les baguettes de Mahler, Furtwängler et Celibidache, il les a pliés à l’acoustique ; pas un moment on n’éprouve de saturation, ni les cuivres ne couvriront les cordes comme on a pu en faire ici parfois l’expérience. Bien plus que la déréliction vertigineuse d’un fatum apocalyptique, il suit l’intuition que décrivait Nadejda von Meck dans ses liens épistolaires avec le compositeur ; il s’agit de « traduire une peine morale intolérable comme l’exprime la locution française “je n’en puis plus” ».
Sokhiev dirige l’« Andantino » comme un aigle noir, ses bras ouverts sont deux grandes ailes qui portent l’âme mélancolique de l’orchestre, battant non pour donner une mesure qui vient de soi, mais pour frémir et ressentir. Aussi quel contraste avec le « Scherzo » en trois dimensions ! Profondeur du son, hauteur du geste des pizzicati parfaits, largeur d’une scène où le son bondit d’un pupitre à l’autre, le souffle est irrépressible. Le finale, lancé avec une nervosité et une tension extrêmes, passe par toutes les nuances du déchirement de l’âme. Il y a peu d’air entre les notes, la musique enfle, gronde et ne semble pas pouvoir s’arrêter. Sokhiev se fait serviteur, en soutien, presque à distance de son orchestre qui poursuit une route bien tracée. C’est pour mieux cueillir l’ovation qui explose de la salle, une fois la strette consumée et le dernier accord lâché comme un coup de canon.

