« Je réalise aujourd’hui un rêve que je pensais concrétiser beaucoup plus tard ! » Le visage rayonnant de Leonardo García-Alarcón s’affiche sur mon écran. Entre deux représentations du Retour d’Ulysse de Monteverdi au Festival d’Aix-en-Provence, le chef me parle avec un enthousiasme communicatif de La Cité Bleue, magnifique salle de spectacle située dans la Cité Universitaire de Genève. Un lieu emblématique de la création contemporaine fondé en 1968, qui vient de réouvrir en mars 2024 au terme d’une rénovation complète, et dont il assure avec passion la direction générale et artistique depuis trois ans.

Grand spécialiste de la musique ancienne et de l’opéra baroque, à la fois claveciniste, organiste, chef d’orchestre, pédagogue et même compositeur, Leonardo García-Alarcón a créé en 2005 Cappella Mediterranea, il a pris cinq ans plus tard la direction du Chœur de chambre de Namur puis a fondé en 2014 le Millenium Orchestra. Avec La Cité Bleue, il dispose aujourd’hui d’une nouvelle corde à son arc, et non des moindres : « j’ai longtemps rêvé de diriger un lieu dédié à la création de spectacles innovants conçus par des musiciens, un lieu où ceux-ci sont à l’origine de tous les projets, et non pas contactés au dernier moment quand tout est déjà “cuisiné”, quand le projet est déjà défini par un directeur d’opéra ou un metteur en scène… si bien que lorsqu’on demande à un musicien de réfléchir à un projet de spectacle, il se retrouve en quelque sorte pris de panique tant il est peu habitué à ce qu’on lui en donne l’initiative. J’avais déjà été approché ces derniers temps pour diriger une institution musicale, mais j’avais refusé à plusieurs reprises. C’est la période de la pandémie qui m’a fait changer d’avis ; j’ai moi-même été atteint par le Covid-19, je suis resté alité pendant cinq semaines, et je me suis interrogé sur ma relation au territoire de Genève où j’ai été accueilli, où j’habite et je travaille avec bonheur depuis 1997, depuis mon arrivée d’Argentine. »
Ainsi, lorsque la Fondation La Cité Bleue a décidé de rénover complètement la salle et lui a proposé de concevoir et mettre en œuvre le nouveau projet artistique, le chef suisse-argentin a dit oui : « cette salle de 300 places permet une très grande proximité entre les artistes et le public, et elle possède en outre un très beau plateau de 16 mètres d’ouverture. Elle a un passé prestigieux comme haut-lieu de la création artistique et musicale contemporaine, avec la venue de nombreuses personnalités inspirantes tels que John Cage, Luigi Nono, György Kurtág, ou encore plus récemment le metteur en scène latino-américain Omar Porras que j’ai invité pour l’inauguration de la salle rénovée en mars 2024, et qui m’a ainsi passé le flambeau… »
J’interroge Leonardo sur la façon dont il a été associé au projet de rénovation de La Cité Bleue, dont les travaux ont duré deux ans : « j’ai pu travailler avec les architectes, avec la contrainte d’un lieu patrimonial dont l’acoustique était très sèche et peu adaptée à la musique jouée sans amplification. Comme la Fondation La Cité Bleue souhaitait faire une rénovation complète à l’avant-garde des progrès techniques, la salle est maintenant dotée d’une fosse modulable et d’un extraordinaire système électroacoustique intitulé “Constellation Acoustic System” qui, grâce à un dispositif de micros et de haut-parleurs disposés un peu partout sur le plateau et dans la salle, modifie instantanément et en temps réel l’acoustique de la salle… Au départ j’étais contre ce type de système, mais j’ai pu tester celui-ci et j’ai été stupéfait par le naturel du rendu sonore, aussi bien pour les musiciens que pour les auditeurs ! Ce dispositif peut reconstituer en un clin d’œil l’acoustique de Notre-Dame de Paris ou du Concertgebouw d’Amsterdam, et ce avec le plus grand naturel possible, sans donner l’impression que le son a été retravaillé. »
Leonardo m’explique alors plus précisément le projet artistique qu’il développe : un lieu de création pour toutes les musiques, permettant de faire émerger des projets scéniques originaux où la musique entre en dialogue avec d’autres disciplines telles que le théâtre, la danse, les arts visuels ou numériques. « Trois à quatre fois par saison, nous prévoyons de mettre à disposition la salle pendant six semaines à une équipe artistique pour lui permettre d’avoir le temps de créer un spectacle véritablement innovant. Pour d’autres formes plus légères, il sera possible de réserver la salle pendant une semaine pour créer un spectacle mis en espace. Enfin, nous accueillerons des productions déjà créées et correspondant à notre ligne artistique. »
Comment envisage-t-il d’organiser la gouvernance et la vie dans La Cité Bleue, sachant que son temps de présence sera forcément limité compte tenu d’un agenda bien rempli ? Il sourit : « En France, il y a une conception très verticale de la gestion des projets et des institutions : il y a au sommet une tête pensante qui décide de tout, alors qu’en Suisse, l’organisation et les prises de décision se font de façon beaucoup plus horizontale, avec un réel travail d’équipe. Ayant œuvré dans beaucoup de pays différents, je pourrais écrire un livre retraçant la façon dont chaque nation s’organise, tant les habitudes sont différentes, y compris sur le plan administratif ! »
Je l’interroge aussitôt sur son nouveau métier de directeur artistique ; est-il différent de celui de chef d’orchestre, que lui apporte-t-il ? Il dresse tout d’abord un parallèle : « En musique ancienne, le travail d’équipe est naturel car beaucoup d’œuvres sont interprétées par des ensembles de solistes... » Mais il ajoute aussitôt que ses nouvelles fonctions élargissent son champ de vision : « C’est l’occasion pour moi de faire grandir mon intérêt pour les interactions entre la musique et les autres disciplines artistiques, de m’ouvrir davantage à d’autres esthétiques, à d’autres horizons… Beaucoup de musiciens ont tendance à se cantonner dans les partitions comme si c’était un univers clos. »
Nous échangeons alors sur les « univers » qui attendent les spectateurs de La Cité Bleue lors de la saison 2024/25. Leonardo me parle tout d’abord de Seasons de Fabrice Murgia, « une création originale fusionnant théâtre, cinéma social et musique ; un huis clos sur le thème très actuel de la solitude contemporaine dans les grandes villes. Une situation vécue notamment par certains étudiants de la Cité Universitaire de Genève au sein de laquelle nous sommes basés. » Il cite ensuite Job le procès de Dieu, « un drame musical écrit et composé par Michel Petrossian, qui explorera la notion de souffrance injuste et fera dialoguer musiques baroques, traditionnelles et contemporaines. »
Il poursuit avec Stabat Mater, « une création de théâtre musical à partir de l’œuvre de Domenico Scarlatti et qui fera voyager à travers les siècles, conçue par le chef Simon-Pierre Bestion et la metteuse en scène Maëlle Dequiedt », rebondit sur Maria de Buenos Aires d’Astor Piazzolla, qui sera donné « dans sa forme et son effectif originels sous la direction du bandéoniste William Sabatier », en arrive à Erismena de Francesco Cavalli – « c’est le premier opéra à avoir été traduit en anglais »… Impossible pour lui de citer tous les spectacles, tous plus originaux et stimulants les uns que les autres !
Il est bientôt temps de mettre un terme à notre entretien mais Leonardo ne s’arrête pas, énumérant plusieurs autres projets auxquels il tient beaucoup et sur lesquels il commence à travailler : « je voudrais créer un label suisse Musique et Éducation, créer un nouveau concours de musique ancienne ainsi qu’un dispositif pour mieux accompagner les jeunes musiciens, car j’ai fait le constat que les jeunes Suisses ne sont pas si nombreux à poursuivre leurs études musicales dans les conservatoires supérieurs du pays, tant les salaires sont beaucoup plus élevés en Suisse dans de nombreux autres métiers que celui de musicien… » La conversation s’achève, le visage de Leonardo García-Alarcón disparaît de mon écran et je reste étonné par la multiplicité de ses projets et la créativité dont il fait preuve. Dans le sillage d’un tel directeur artistique, c’est toute une cité qui pourrait bientôt se remettre à rêver.
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Cet article a été sponsorisé par La Cité Bleue.