Jamais peut-être supplice de guillotine n’aura été aussi délicieux que lors de la performance concertante de l’opéra d’Umberto Giordano à l’Auditorium de Lyon, ce 16 octobre, par les Chœurs et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et une brochette de solistes exquis, menés par Daniele Rustioni. Andrea Chénier a peut-être attiré un peu moins d’auditeurs à l’Auditorium que de coutume pour une version non-scénique, mais les absents auront décidément tort ce soir. S’il est vrai que les voix solistes paraissent toutes bien trop couvertes par l’orchestre depuis le premier balcon, un déplacement au parterre après l’entracte permet de découvrir pleinement une distribution exquise, correspondant parfaitement au style vériste : Anna Pirozzi notamment, remarquable dans son expressivité, sublime le personnage de Madeleine de Coigny, amante fictionnelle du poète éponyme au destin tragique.

Daniele Rustioni © MX France
Daniele Rustioni
© MX France

L’œuvre débute in medias res, sans ouverture proprement dite, et fait découvrir la palette très colorée, souvent pittoresque, d’Umberto Giordano, à laquelle l’orchestre très homogène de l’Opéra de Lyon apporte tout son lustre. Et sans ambages, Gérard, le rival en politique comme en amour d'Andrea Chénier, couvre ce dernier et toute la classe aristocratique d’imprécations et de malédictions qui ne sont que les préludes à l’issue fatale. Amartuvshin Enkhbat, son incroyable interprète, lui confère toute la représentation durant une crédibilité et assurance, jusque dans son remords final, grâce à son timbre baryton-basse de velours maîtrisé sur toute son amplitude, et grâce à l'expressivité particulière et l'autorité qui découlent de ce magnifique instrument.

De son côté, le ténor Riccardo Massi dans le rôle-titre fait preuve d’une belle culture du répertoire vériste et verdien ; on le retrouvera d’ailleurs au printemps 2025 à Lyon pour le rôle de Don Alvaro dans La Force du destin. Son interprétation très honorable d’Andrea Chénier s’appuie – outre sur son physique imposant, quelle carrure ! – sur une voix très adéquate pour le rôle, pour lequel il recourt aux stylèmes du ténor héroïque à l’italienne de façon peut-être un tout petit peu trop mécanique. 

Quant à Anna Pirozzi, son timbre dramatique, contrôlé par une technique hors pair, la fait régner en reine du plateau : quelles demi-teintes aériennes pour les aigus, quels emportements violents, quel sens du sacrifice dans la sobriété pathétique, lorsqu’elle incarne Madeleine de Coigny prête à mourir à la place d’une autre et aux côtés de son amant. Très callasienne dans son approche de la « Mamma morta » au troisième acte, la soprano apporte à cet air célèbre encore plus de souplesse et de richesse harmonique que son modèle et émeut jusqu’aux larmes. Dans cette interprétation des plus délicates, auquel s’associe splendidement le violoncelle, se superposent alors soudainement devant notre œil intérieur de multiples visages : le sien, celui de la Callas et celui de Tom Hanks, dans le rôle de l’avocat Andrew Beckett dans Philadelphia, qui se meurt à l’écoute de cet air, formant encore de sa bouche les paroles de concert avec la soliste iconique.

Il faut encore saluer le timbre très envoûtant et concentré de la mezzo-soprano Thandiswa Mpongwana (Bersi) et celui de Sophie Pondjiclis, plus touchante, quant à elle, dans le rôle de la vieille Madelon que dans celui de la Comtesse de Coigny. Les interprètes des autres rôles secondaires, qui issu du Lyon Opéra Studio, qui des Chœurs de l’Opéra de Lyon, se montrent tous très solides. C’est justement du côté des Chœurs, excellemment préparés par Benedict Kearns, et de l’Orchestre que les multiples facettes du vérisme sont les plus perceptibles. Cris de « viva la libertà ! », chanson traditionnelle, murmures, émeutes ou élégance vocale sont servis dans une égale qualité, tandis que les pupitres instrumentaux rivalisent d’homogénéité du côté des cordes, des flûtes volubiles, du quatuor des cors, des percussions, desquels se dégage en subtilité la harpe ; tous sont mis en valeur tour à tour par la direction engagée et enthousiasmante de Daniele Rustioni, maestro très complice.

Quand le duo final porte les amants vers leur mort, la version concertante devient semi-scénique, rapprochant alors Andrea Chénier et Madeleine dans leur ultime union vocale. Saisissante dans son lyrisme, l’interprétation d’Anna Pirozzi et de Riccardo Massi devient un Liebestod à l'italienne, que Daniel Rustioni stylise dans un finale grandiose – jusqu’à ce que s’abatte la baguette du chef, implacable tel le couperet.

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