Flamboyant. C’est le mot qui nous vient au moment d’écrire ces lignes en se remémorant la soirée du concert d’ouverture de ce 69e Gstaad Menuhin Festival dans l’église de Saanen, premier et habituel lieu du festival depuis 1957. Pour sa 23e et dernière saison, et comme depuis quelques années déjà, le directeur artistique du festival Christoph Müller a choisi de commencer sa programmation par une apothéose musicale en forme d’oratorio. Cette année, c’est Israël en Égypte de Haendel, dirigé par William Christie à la tête de ses Arts Florissants.

Un croisement entre texte et chant, théâtre et musique pour mieux s’inscrire dans le récit de notre monde et l’expression dramatique de notre contemporanéité. Israël en Égypte, c’est l’occasion de retourner aux origines bibliques de l’histoire du peuple d’Israël au moment de sa fuite d’Égypte, mené par Moïse, dans une version de l’œuvre en deux parties, telle que jouée le plus souvent (« L’Exode » et le « Cantique de Moïse »). Le festival communiquait originellement sur l’idée de « migration » pour son thème général, qui est subrepticement devenu « changement »… Il n’empêche que la référence géopolitique est là et bien là, dans une œuvre dont la programmation pourrait être discutée eu égard aux événements actuels.
Ce que fait aussi William Christie à la tête de son ensemble est d’une urgence et d’une actualité inouïes. Il suffit d’écouter le finale explosif « The Lord shall reign for ever and ever » pour s’en convaincre. Dans le chœur et l’intimité chaleureuse de l’église de Saanen, il ne reste plus une seule place sur scène pour un interprète supplémentaire entre l’effectif choral en fond, orchestral au milieu, et les solistes autour du chef au premier plan. Les tuttis orchestraux et choraux (notamment ceux de la deuxième partie) sont particulièrement saisissants, dans leur amplitude, leur résonance et leur ferveur.
Ici en effet, le premier interprète reste le chœur des Arts Florissants, inégalable d’engagement et d’équilibre entre les tessitures, et toujours d’une parfaite prononciation. Pour une œuvre à ce point chorale, ce travail de diction apporte une plus-value dramatique considérable. Selon les accents trouvés et les insistances suscitées, se dessine au fur et à mesure une carte sensible de l’inéluctabilité de la guerre (« hath dashed in pieces the enemy »), d’une nécessité de la paix (« all th’inhabitants of Canaan shall melts ») et une profession de foi qui témoigne d’une croyance inaliénable en l’avenir (« He is my god »).
Une grande théâtralité transpire de l’ensemble et rend l’histoire aussi véridique qu’un film. Quel réalisme cru – et par là même quelle jouissance musicale – dans la peinture des sept plaies : les violons qui bourdonnent lors de l’invasion des sauterelles, les eaux qui se referment dans un chœur épique accompagné de percussions telluriques, les staccatos incisifs des violons lors du génocide des enfants d’Égypte. Un manifeste de cette construction en 3D serait le chœur n° 12 (« he rebuked the Red Sea, and it was dried up ») où les deux parties de la phrase sont répétées, enchainées et traitées en parfaite opposition. Et chacune des attaques, notamment en début de numéro, est d’une intensité toute juvénile. Christie pousse parfois cette fougue jusqu’aux décalages, réguliers dans la soirée sans être trop fréquents, le plus souvent lors des parties fuguées ou au moment des accords conclusifs.
C’est que sa direction alterne entre certitude ferme et des moments plus imprécis où, plus lunaire ou contemplatif, il semble s’échapper dans ses pensées. Mais généralement, on retrouve bien le pygmalion que l’on connait et qui organise les circulations sur scène, part à la recherche sur l’instant et pendant un long moment d’effets particuliers aux violons (lors de l’aria n° 34 de l’alto), ou encore lorsqu’avec flegme, il indique sa montre au moment où la salle l’ovationne debout.
Est-ce pour cette raison que Moritz Kallenberg se montre particulièrement crispé alors que Christie, à côté de lui, le dirige de sa main droite presque en le touchant ? Le ténor a un beau timbre, haut et droit, et un spinto tout à fait percutant, mais son visage traduit beaucoup de crispation et voulant bien faire, il projette un peu trop pour une telle alcôve acoustique. Il se mettra au diapason dans le dernier duo avec l’alto Jasmin White, exemple de décontraction et d’éloquence, au timbre pulpeux, sucré, évident. Relative déception du baryton Matthieu Walendzik qui manque de graves, projette trop, lui aussi, hachant et assénant le texte parfois comme une chanson à boire. On retrouvera l’excellence de cette soirée grâce à Emmanuelle de Negri, en duo (au sommet, avec Julia Wischniewski sortie du chœur pour l’occasion) ou en solo, dans son intervention finale a cappella à couper le souffle.
Le voyage de Romain a été pris en charge par le Gstaad Menuhin Festival.