L'opéra est un mets qui se déguste aussi dans l'assiette, et ce n'est pas Alexandre Dratwicki qui dira le contraire. Le musicologue, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane avec qui je suis censée parler des célébrations consacrées à Georges Bizet en 2025, me montre en visio sa collection de vaisselle acquise sur eBay. « Celui-ci, c'est Le Petit Faust d'Hervé. Vous voyez, c'est la mise en scène du trio de l'acte II », explique-t-il en montrant une assiette sur laquelle Méphisto, en majestueux pantalon à rayures de style militaire, plume au chapeau, se tient debout dans un grand bassin de porcelaine jusqu'aux genoux, donnant des ordres à un Faust représenté en monochrome et d'allure soumise, sous le regard de Marguerite. « Et ici, ajoute Dratwicki en suivant de son doigt des notes peintes sur une portée qui court sur le bord de l'assiette, la musique est écrite pour que vous sachiez qu'il s'agit du trio de l'acte II. Vous avez les costumes, vous avez Faust, Méphisto et Marguerite, vous avez le cadre précis de la scène. »
Datant de 1871 – une sacrée année en France –, cette petite assiette est à sa manière emblématique d'une démocratisation progressive de la culture urbaine. Si vous habitiez à la campagne et ne pouviez pas vous rendre à l'opéra, vous pouviez au moins savourer un peu de plaisir lyrique en dégustant votre dîner dans cette assiette. Si vous pensez qu'il s'agit là d'une idée chimérique des historiens de la musique, Alexandre Dratwicki vous présentera l'hypothèse de la « petite boîte de bœuf », selon laquelle l'appétit des Européens pour les arts a été en partie apaisé par du bouillon en cubes. À l'intérieur de chaque paquet d'extrait de viande Liebig (qui deviendront plus tard les cubes Oxo), les cuisiniers cultivés pouvaient trouver des cartes illustrées à collectionner présentant toutes sortes de contenus édifiants, de la vie de Rembrandt à des scènes de Carmen de Bizet. Pour la branche marketing des bovins de Liebig, le lien avec la corrida a dû être pain bénit.
Cela fait 150 ans que Carmen a été créée à Paris – bien que les critiques aient été mitigées à l'origine – et Alexandre Dratwicki a trouvé le moyen de ressusciter les saveurs de l'époque. « Cela a commencé il y a quinze ans, confie-t-il. Une amie m'a raconté qu'elle travaillait sur l'opéra Louise de Gustave Charpentier et qu'elle avait découvert à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris un "livret de mise en scène" – c'est-à-dire la mise en scène, le livret et de nombreuses indications de représentation ». L'amie a expliqué que 2 000 de ces livrets de mise en scène figuraient dans les rayons de la BHVP, mais qu'ils n'avaient jamais été catalogués ou numérisés. « Bon, un vieux bonhomme l'a fait il y a cent ans, précise Alexandre Dratwicki, mais personne ne sait où se trouve son classement. »

Pour un musicologue désireux d'atteindre de nouveaux publics par le biais d'interprétations historiques, il s'agissait d'une occasion à ne pas manquer. « Nous avons lancé un partenariat entre la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris et nous, le Palazzetto, et nous avons proposé de financer la classification et la numérisation intégrales. Et c'est ce qu'ils ont fait ! Tout est désormais accessible gratuitement sur Internet, sur le site de la Bibliothèque. Tout le monde peut maintenant consulter le livret de mise en scène de Carmen, de Pelléas et Mélisande, de Werther, de Manon, de La Vestale, des Gounod et de tous les Gluck interprétés par Pauline Viardot, etc. Et ainsi vous avez ces 2 000 titres avec toutes les explications sur les costumes et la mise en scène, sur la façon dont le chœur doit être sur scène, où il se divise, l'endroit où doit aller la soprano ou le ténor. »
En réalité, comme l'explique Alexandre Dratwicki, chaque mouvement de chaque personnage, dans chaque pièce, où ils entrent, sortent, se lèvent, s'assoient, chantent et s'arrêtent de chanter, est écrit exactement mesure par mesure, suivant ce qui a été fait dans chacune des premières productions. Dans les années 1870, les livrets de mise en scène étaient vendus avec la partition originale, ce qui signifie que la Carmen qui a fini par captiver l'imagination du monde entier dans les années suivant sa création était potentiellement exactement la même que celle qui avait divisé les critiques le soir de la première.
On prend les mêmes et on recommence. « Je vais vous dire un secret », déclare Alexandre Dratwicki en évoquant la création, à Rouen en 2023, de la mise en scène historique de Carmen par le Bru Zane Label (désormais disponible en ligne et en BluRay). « Presque toute la presse allemande a écrit que c'était un scandale. Ils ont dit que c'était stupide, démodé, que plus personne ne s'intéressait à ce genre de mise en scène. » (Je signale ici à tous ceux qui ont un cœur que c'est Christian Lacroix qui a fait les costumes.) « Mais nous avons eu 8 représentations avec 2 000 personnes, et ils ont décidé de mettre un grand écran devant la cathédrale, donc en tout nous avons eu 15 000 spectateurs dans l'opéra et 80 000 à l'extérieur. 100 000 personnes regardant Carmen, c'est évidemment un public populaire ! Les personnes qui n'ont pas l'habitude d'aller à l'opéra et préfèrent s'asseoir dehors avec un Burger King peuvent quand même regarder Carmen. Ce sont donc 100 000 personnes que vous amenez à la musique classique grâce à la mise en scène. »
Et c'est là, explique Alexandre Dratwicki, que les critiques allemands ont trouvé à redire. Les reconstitutions historiques méticuleuses ne correspondent pas au penchant des Européens du Nord pour le Regietheater. « Ils ont dit que le public ne savait pas ce qui était bon pour lui. Mais demandez au public s'il préfère une mise en scène moderne et laide qui détruit complètement la pièce et perturbe tout, ou s'il veut ceci ? Je dirais que le public savait exactement ce qui était bon pour lui ! » La Carmen du Palazzetto Bru Zane est actuellement en tournée à Hong Kong et au Viêt Nam.
Mais tout ne doit pas se résumer à Carmen. Champion du répertoire romantique français moins connu, le Palazzetto Bru Zane a bien d'autres chats à fouetter pour commémorer le 150e anniversaire de la mort prématurée de Bizet. Victime d'une crise cardiaque en 1875 à l'âge de 36 ans, lors de la première production mitigée de son œuvre la plus célèbre, Bizet a laissé derrière lui non seulement une série de critiques contestables, mais aussi un vaste catalogue d'œuvres qui n'avaient pas encore vu le jour. « Tout est là, dans des manuscrits à la Bibliothèque Nationale, c'est très excitant », s'exclame le responsable de la première création mondiale de Bizet depuis un siècle et demi, la cantate Le Retour de Virginie, à Lyon l'année dernière.
Écrite alors que le compositeur était élève au Conservatoire de Paris, la partition de Bizet – déjà en avance sur son temps – est truffée de conseils d'un professeur autoritaire qui n'était pas tout à fait prêt pour ce que son élève vedette était sur le point de déclencher : « trop moderne, trop long, ne faites pas faire ceci à la clarinette, n'écrivez pas le cor anglais comme ceci, etc. Mais quand on l'écoute, ajoute Alexandre Dratwicki, on se dit : attendez, il y a quelque chose ici qui ressemble à ce qui va suivre, plus qu'il ne rappelle ce qui a précédé. »
En plus des grandes œuvres, Alexandre Dratwicki a découvert quelque 63 mélodies qui n'avaient pas encore été publiées ou enregistrées, et qui constituent la colonne vertébrale du cycle Bizet du Palazzetto Bru Zane, actuellement en cours à Venise. Pour de premières recherches, il n'a pas eu besoin de recourir à des outils très poussés. « Le meilleur moyen de savoir si quelque chose est vraiment connu est d'aller sur YouTube, explique-t-il. Il y a 63 mélodies de Bizet et la seule que l'on trouve sur YouTube est Adieux de l'hôtesse arabe : une mélodie que tous les chanteurs connus ont interprétée, dans le monde entier. Vous vous demandez alors si les 62 autres intéressent quelqu'un ? Mais vous vous rendez compte que c'est tout simplement parce que personne ne les a jamais enregistrées. » C'est ce qu'a fait le Palazzetto Bru Zane, en produisant un coffret de trois CDs chez harmonia mundi avec le musicologue Hervé Lacombe. « Ce n'est pas aussi compliqué qu'un opéra, dit Dratwicki, mais attendre jusqu'à 2025, cela fait long pour une première intégrale des mélodies de Bizet. »
Il n'y a plus à attendre pour la mise en scène historique de deux autres œuvres scéniques de Bizet, L'Arlésienne et Le Docteur Miracle, qui constituent la clé de voûte du festival annuel du Palazzetto Bru Zane en mai, qui présente également d'autres œuvres nouvellement découvertes. Présentés au Théâtre du Châtelet sous la forme d'un diptyque, L'Arlésienne est une fable sombre, d'après une nouvelle d'Alphonse Daudet, tandis que Le Docteur Miracle est une comédie. Écrit par un Bizet alors âgé de 18 ans, pour un concours organisé par Jacques Offenbach en 1856 – et pour lequel le jeune compositeur a partagé le premier prix avec son compatriote Charles Lecocq –, Le Docteur Miracle s'inspire d'une farce de Sheridan dont l'intrigue improbable mêle basses ruses, déguisements et empoisonnement à l'omelette.
À bien y réfléchir, pour tous ceux qui ne peuvent pas venir voir et entendre l'opéra en un acte à Paris, et pour être fidèle à l'esprit de l'époque de Bizet, il y aurait quelque chose à imaginer : le quatuor le plus apprécié de l'opéra en un acte, « Voici l'omelette », aurait vraiment sa place sur de la vaisselle commémorative.
Le Cycle Bizet du Palazzetto Bru Zane a lieu jusqu'en juillet 2025.
La mise en scène historique de Carmen sera en tournée au Ho Guom Opera de Hanoï les 24 et 25 avril.
Le Festival Palazzetto Bru Zane Paris, avec L'Arlésienne et Le Docteur Miracle de Bizet, se tiendra du 24 mai au 3 juin au Théâtre du Châtelet. Représentations ultérieures dans toute la Suisse en juillet.
Cet article a été sponsorisé par le Palazzetto Bru Zane et traduit de l'anglais par Tristan Labouret.