« C’est simple, nous n’en serions pas là sans Eeemerging+ », admet d’emblée Ignacio Ramal, violoniste et directeur artistique de l’ensemble The Ministers of Pastime. Entre la visibilité offerte auprès de nombreux partenaires européens, les opportunités de concerts et les résidences proposées par le programme, le fait d’être sélectionné par le prestigieux dispositif a fait passer le jeune ensemble à la vitesse supérieure. À tel point qu’il s’interroge aujourd’hui : « comment l’ensemble survivra-t-il quand le soutien d’Eeemerging+, et la vague de popularité qui l’a accompagné, s’arrêtera ? ».
Cette question taraude aussi Nicolas Bertrand, responsable de la coordination de Eeemerging+ au Centre culturel de rencontre (CCR) d’Ambronay. « Aujourd’hui, une des problématiques importantes est : comment atteindre un stade critique d’activité, avec suffisamment de dates pour que chaque ensemble devienne la priorité de ses membres ? ». Avec le recul de ses quatre années passées à coordonner Eeemerging+, il constate : « De plus en plus, nous apprenons que nous travaillons avec des musiciens, plus qu’avec des ensembles. Un ensemble, c’est le cadre d’un projet artistique donné ; mais il peut s’interrompre et renaître de ses cendres quelques années plus tard ». Pour conjurer le sort et soutenir au mieux ses poulains, le programme Eeemerging+ mise sur la construction d’une communauté, composée des anciens et des nouveaux, reposant sur un esprit de coopération entre ensembles plus que de compétition.
Car les alumni du dispositif sont nombreux. De PRISMA, qui s’intéresse aux musiques populaires et a notamment consacré un disque aux musiques traditionnelles hongroises, à Puracorda, quatuor à cordes qui interprète les œuvres des XIXe et XXe siècles sur instruments d’époque, Eeemerging+ a permis d’accompagner le développement de plus de quarante ensembles issus de toute l’Europe. Initié en 2014 par le CCR qui organise chaque année le célèbre Festival d’Ambronay, ce projet est né d’une double prise de conscience : les musiques anciennes sont par essence des musiques européennes, et non nationales, d’où la nécessité de les promouvoir avec un outil de coopération européen ; et les ensembles de petite taille, plus faciles à vendre à des programmateurs et plus agiles en termes de répertoire, sont les vecteurs de transmission idéaux de ces musiques.

De cette pensée fondatrice est née une communauté de partenaires partageant la volonté d’accompagner de jeunes ensembles dans leur essor, par-delà leur grande diversité, du tout petit Festival Kravner, en Croatie, au Forum National de la Musique de Wrocław, qui emploie des dizaines de salariés. À des groupes parfois relativement inexpérimentés – quand ils ont été sélectionnés par Eeemerging+, les musiciens de PRISMA ne se connaissaient que depuis quelques mois – le programme impose des points de repères : des occasions de jouer en concert au sein du réseau de onze partenaires, des formations et des résidences.
En offrant ces temps de travail à ses jeunes recrues, l’objectif d’Eeemerging+ est clair : dégager de l’espace pour la recherche musicale, et ainsi aider à élargir le répertoire des musiques anciennes européennes. Cette recherche prend des formes très différentes selon les ensembles : pour Jorge Losana, chanteur de Cantoría, l’objectif est moins de découvrir du nouveau répertoire que de répéter, encore et encore, pour trouver de nouvelles manières de chanter un répertoire déjà bien identifié, qu’il s’agisse des ensaladas espagnoles ou des madrigaux de Monteverdi. Pour Ignacio Ramal, la recherche porte principalement sur la manière d’interpréter, et s’appuie sur de multiples sources, d’IMSLP (l’immense bibliothèque de partitions gratuites accessible en ligne, bien connue des mélomanes) aux bibliothèques qu’ils explorent au gré des résidences. Quant à Elisabeth Champollion, flûtiste de l’ensemble PRISMA, elle explique avec humour que son ensemble « travaille à guérir les plaies qui séparent la musique classique dite sérieuse et la musique traditionnelle. Nous avons donc profité de nos déplacements en Europe dans le cadre d’Eeemerging+ pour rencontrer des musiciens locaux et en tirer à chaque fois un ou deux morceaux à intégrer dans notre répertoire ».
Plus simplement, Eeemerging+ est également l’occasion pour certains ensembles de bénéficier de formations portant sur un domaine précis et dispensées par certains des partenaires, qui ont chacun leur spécialité – l’opéra baroque à Riga par exemple. L’occasion de nourrir la pluralité des répertoires abordés – car si chaque ensemble a sa marotte, c’est aussi parce que le comité de sélection recherche un « équilibre des répertoires » parmi les bénéficiaires du programme.
Pas question toutefois de faire des musiciens des rats de bibliothèque ou des érudits déconnectés de leur public, précise Nicolas Bertrand : « la recherche porte aussi sur la médiation, les ensembles passent beaucoup de temps à trouver de nouvelles façons d’échanger avec le public ». Ignacio Ramal acquiesce : constatant que la stratégie de développement des publics était souvent prise en main par les festivals qui les accueillaient, sans leur laisser beaucoup de marge de manœuvre, les Ministers of Pastime ont choisi de conquérir de nouveaux spectateurs par le biais du numérique. Ils imaginent des objets audiovisuels originaux, en collaboration avec des réalisateurs comme Maria Cuennet. « C’est la meilleure façon d’approcher le public aujourd’hui, qu’il aille déjà au concert ou non. La vidéo ajoute des niveaux de compréhension supplémentaires, de nouvelles significations à la musique ».
À l’opposé de cette stratégie reposant sur le virtuel, PRISMA et Cantoría cherchent à « briser le quatrième mur ». Jorge Losana détaille : « nous parlons au public, avant le concert, après le concert… Parfois, nous faisons même passer un questionnaire parmi les spectateurs à l’issue de la représentation, en leur demandant ce qu’ils voudraient entendre dans notre prochain album ! ». Elisabeth Champollion le reconnaît, « le répertoire traditionnel de PRISMA m’aide à me sentir plus proche du public ». Et les musiciens de l’ensemble ne se contentent pas de le jouer sur les planches : ils s’assoient aussi parmi les spectateurs pour échanger avec eux en toute décontraction avant de monter sur scène…
Autant de réflexions qui demandent du temps. « Le temps est la donnée clé pour les jeunes ensembles », admet Nicolas Bertrand. « Quand on est obligé de courir après les cachets pour vivre, il est difficile de dégager du temps de répétition. Les musiciens jonglent en général entre plusieurs ensembles, la moindre séance de travail est difficile à faire rentrer dans des agendas surchargés ». Les institutions partenaires d’Eeemerging+ envisagent-elles de proposer aux futurs lauréats un soutien financier, afin de leur permettre de se concentrer davantage sur un unique projet ? « Nous réfléchissons à toutes les possibilités. Nous essayons notamment d’augmenter les opportunités de dates rémunérées, partout en Europe et pour tous les ensembles. C’est aussi important pour le développement du public : plus on fait de concerts, plus on touche de spectateurs ! », souligne Nicolas Bertrand.
Pour l’instant, outre les concerts, le principal apport d’Eeemerging+ demeure donc les résidences, ces moments hors du temps où les ensembles peuvent par exemple « tester différentes acoustiques, notamment s’ils travaillent sur la spatialisation de la musique ». « C’est l’occasion de travailler le son, la cohérence du jeu, mais aussi la cohésion de groupe », ajoute Elisabeth Champollion. « Pour nous qui cherchons sans cesse à remettre en question notre manière de chanter, à gagner en naturel, à nous approcher de la langue parlée, parfois à contre-courant de ce que font d’autres ensembles, ces longs moments de travail sont essentiels », renchérit Jorge Losana. « On a juste à dormir, manger et travailler : c’est le rêve ! » conclut en riant Ignacio Ramal.
Alors, comment préserver ces moments exceptionnels, bien éloignés de toute logique de rentabilité, en période de contrainte budgétaire ? « Nous espérons renouveler notre financement lors de la prochaine phase du programme Europe Créative, qui commence cette année, et trouver de nouveaux soutiens », explique Nicolas Bertrand. D’autant plus que les ambitions du programme ne cessent de grandir : enthousiaste, il évoque un réseau élargi pour intégrer des institutions des pays nordiques, des ponts vers l’Arménie, des projets pédagogiques autonomes dans des établissements d’enseignement partenaires… Les bénéficiaires ne s’en plaindront pas, eux qui sont déjà reconnaissants, à l’image d’Ignacio Ramal : « grâce à Eeemerging+, nous avons une chance énorme, nous sommes vus comme un ensemble qui a quelque chose à dire ».
Cet article a été sponsorisé par le Centre culturel de rencontre d’Ambronay.