Co-fondatrice de la compagnie Peeping Tom aux côtés de Franck Chartier, Gabriela Carrizo présente sa nouvelle création Moeder (Mère) sur les scènes européennes. Dans le prolongement de Vader (Père), Moeder est le deuxième volet d’un triptyque autour des portraits familiaux du père, de la mère et des enfants.
Comment la compagnie Peeping Tom a-t-elle vu le jour ?
Franck Chartier et moi-même nous sommes rencontrés en tant qu’interprètes chez Alain Platel (fondateur des Ballets C de la B). Il y a eu tout de suite une connexion artistique entre nous, un même langage et une envie commune de développer des histoires. En 1999, nous avons créé Caravana, une performance dans un camping-car, avec quelques danseurs des Ballets C de la B, dont la chanteuse lyrique Eurudike De Beul qui nous accompagne toujours aujourd’hui. Le nom de « Peeping Tom », référence au voyeurisme, est venu de cette pièce où le public regarde par la fenêtre du camping-car et plonge au cœur de l’intimité des personnages.
Quels sujets vous inspirent et quels sont les thèmes récurrents dans votre travail ?
Nous aimons travailler les relations familiales et les univers mentaux des personnages. Les espaces et les décors sont aussi des points de départ structurants pour nos créations. Dans la trilogie Le Jardin (2002), Le Salon (2004) et Le Sous-sol (2007), par exemple, on se promenait à travers une maison enterrée par le temps. Cet espace physique nous donnait une base dramaturgique très forte : la maison, qui enferme des histoires familiales. Nous plaçons les personnages dans un contexte immédiatement identifiable et une scénographie hyperréaliste, souvent en huis clos.
La dimension psychologique est en effet très présente dans vos œuvres, qui semblent toujours suivre un cheminement onirique, dans un temps flottant propre au rêve. Comment travaillez-vous la trame et le déroulement de vos pièces ?
Certaines pièces sont plus narratives que d’autres, mais le déroulement de l’action suit rarement un cours logique ou chronologique. Nous représentons le temps des rêves et du subconscient, le temps d’un monde mental. Alors que nous discutons ensemble en ce moment, ta pensée peut s’échapper quelques secondes, avant de revenir à notre conversation. C’est ce genre de temps que nous cherchons à mettre en scène, en l’étirant, en laissant l’histoire bifurquer pour suivre un personnage dans ses pensées, puis revenir à son objet. Ce procédé permet de faire un zoom et d’amplifier certaines sensations ou certains souvenirs.
Quel a été le point de départ de la nouvelle trilogie Vader-Moeder-Kinderen ?
Après Caravana, notre première performance, Franck et moi avons créé la trilogie Le Jardin, Le Salon et Le Sous-sol, qui racontait déjà une histoire familiale. Dans les pièces qui ont suivi (32 rue Vandenbranden et A louer), nous sommes passés de l’échelle de la famille à celle d’une petite communauté. Avec Vader (Père), Moeder (Mère) et Kinderen (Enfants), nous revenons à ces figures familiales, dans une nécessité d’aller au plus près de ce qu’est le père, la mère et la relation parents-enfants.
De quoi parle Moeder, votre nouvelle création actuellement en tournée ?
Moeder ne parle pas d’une mère, mais de plusieurs mères. On parle de la maternité, de l’absence, du manque. La pièce fouille dans la mémoire et dans le subconscient pour mettre à jour ce que la mère porte comme désirs, peurs, souffrances ou violence. Pour cette pièce, je voulais un décor qui puisse représenter plusieurs espaces, à l’image de la multiplicité des mères. L’action se déroule dans un musée, mais qui peut aussi être vu comme un lieu d’exposition privé, où seraient exposés des tableaux et des photos de famille. Une salle d’enregistrement vitrée en fond de scène représente une salle funéraire au début de la pièce, puis une maternité, ou encore une couveuse. Moeder s’ouvre sur des funérailles pour remonter ensuite le fil des souvenirs. Grâce au traitement aseptisé et muséal de la mise en scène, et de la distance qu’il y a entre les personnages, on évoque aussi le processus de mise à distance dans la mémoire, en particulier aux moments intenses de la vie. Moeder n’est pas une catharsis, mais il est certain que j’y ai projeté beaucoup de moi-même, y compris inconsciemment. L’idée de musée est notamment une référence aux funérailles de ma mère, où nous avions exposé des tableaux.
Dans Moeder, vous avez réalisé un travail spécifique sur le son, grâce à une captation live de bruitages et de sons réalisés par les interprètes. D’où vous est venue cette idée ?
Ma sœur, qui est poète, avait dédié à ma mère au moment de ses funérailles les mots « Ma Mère, premier son en moi ». Je suis repartie de cette idée et ai fait des recherches sur le son avec un « foley » (bruiteur). Ce travail est particulièrement intéressant car il permet d’amplifier certaines choses qui se passent sur scène ou d’en évoquer d’autres, qui sont absentes. Cela m’a également permis d’introduire l’eau sur scène, élément très lié à la mère, grâce à des sons de liquide. Il arrive que la mémoire cristallise certains sons et que les sons nous transportent vers certains mondes. Mis en scène et amplifiés, les sons expriment les souvenirs des personnages. Cette recherche s’inscrit dans le développement plus général de procédés cinématographiques dans notre travail. On utilise de plus en plus d’outils venus du cinéma dans nos scénographies et dans nos constructions dramaturgiques. Le cinéma permet de faire des gros plans ou de passer d’une scène ou d’un espace à l’autre. Nous essayons sur scène de reproduire ce que fait la caméra, de nous rapprocher, de ralentir le temps, de faire un zoom sur cette histoire de père ou de mère.