Icone de la nation khmère, le Ballet Royal du Cambodge fascine le public français depuis des décennies. De par la délicatesse de la chorégraphie et la beauté des costumes, les rares performances de la troupe en France au cours du siècle dernier ont marqué les esprits. C’est donc sans surprise que les représentations à la Philharmonie de Paris les 18 et 19 mai prochains affichent déjà complet.
Revenons quelques pas en arrière. Lors de l’Exposition Universelle, Auguste Rodin assiste à la représentation exceptionnelle des danseuses khmères à Paris et est subjugué par la beauté de cette danse jusqu'alors quasi inconnue en Europe. Hypnotisé, il décide alors de les suivre à Marseille avant qu’elles ne repartent pour Phnom Penh. L’artiste compare les danseuses apsaras à l’idéal de beauté grec et immortalise leurs gestes et postures dans des dizaines de dessins, certains d'entre eux présentés actuellement dans le cadre de l'exposition Rodin et la danse (jusqu'au 28 juillet au musée Rodin).
Dans la mythologie khmère les apsaras font figure de muses, des femmes d'une grande beauté représentant les différents arts de la scène. Incarnations charnelles de ces entités célestes, les danseuses du Ballet Royal occupent la scène avec des chorégraphies dont l'originalité repose sur la cambrure longuement travaillée de leurs mains et de leurs pieds. Hommage aux dessins du sculpteur, la représentation qui sera donnée à la Philharmonie de Paris s'intitule Métamorphoses. Elle propose un parallèle entre les mythes fondateurs grec et asiatique et met en scène l’histoire de la belle Psyché dans un contexte et avec des personnages issus du folklore khmer.
La chorégraphie créée spécialement pour cette tournée européenne se déroule dans un décor épuré utilisant simplement des projections d’images. Face à la sobriété du fond de scène, la richesse des costumes offre un contraste vibrant pour le spectateur qui est rapidement hypnotisé par l'enchaînement délicat de ces postures ancestrales tant admirées par le sculpteur. Chaque geste est effectué avec contrôle et précision créant ainsi un continuum visuel dans un tempo relativement lent qui ne laisse place à aucune erreur.
Jouant également sur le thème des métamorphoses entre passé et présent, cette production est un tournant dans l’histoire du ballet puisque c’est la dernière fois que la princesse Bopha Devi dirige la troupe. Personnage central de l’histoire du Ballet Royal, la Princesse a été le témoin des moments les plus glorieux comme des plus sombres de ces cinquante dernières années. Fille aînée du Roi Norodom Sihanouk, la princesse Bopha Devi connaît le ballet mieux que personne aujourd’hui. Bercée par son esthétique depuis son plus jeune âge, elle commence à danser avec le Ballet Royal dès les années 1950 et est rapidement élevée au rang de Première Apsara. Elle se produit sur la scène de l’Opéra de Paris devant le Général de Gaulle en 1964. Sous le régime de Pol Pot, elle est contrainte à l’exil alors que le génocide perpétré par les Khmers rouges cause la quasi-disparition des membres du ballet. Il faudra attendre 1993 pour que la troupe renaisse à l’initiative de la Princesse, alors Ministre des Arts et de la Culture du Cambodge.
Faute de témoignage écrit, ce patrimoine a failli être perdu dans les détours de l’histoire. Encore aujourd’hui, il n’existe pas de certitude quant au futur du Ballet Royal. Qui reprendra la direction de la troupe et permettra la transmission de cet art aux générations futures ? Depuis plus de mille ans, l’histoire du ballet est étroitement liée à celle de la famille royale du Cambodge. Encore récemment, l’apprentissage de la danse khmère, réservé à une cinquantaine de danseurs, se faisait exclusivement dans l’enceinte du Palais Royal.
Avec son inscription au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO en 2003, le Ballet Royal est entré dans une autre phase de son histoire, celle de la conservation. Les initiatives visant à constituer un témoignage durable de ce qui fait l’essence de la danse classique khmère se multiplient. La tournée du Ballet Royal en Europe au printemps 2018 en fait partie et les réalisateurs Xavier de Lauzanne (Les Pépites, 2016) et Pierre Kogan travaillent d’ailleurs à son immortalisation avec leur film, La Beauté du Geste qui sortira en salle début 2019.