Face à la pléthore de concerts qu’offre le paysage parisien, il est parfois tentant de voguer confortablement sur la voie de la sécurité en n’allant écouter que de grands interprètes mille fois entendus, que des « valeurs sûres ». S’aventurer vers certains moins connus représente un risque mais réserve bien souvent de belles surprises. La série des concerts « Piano nouvelle génération » donnés sous l’écrin de verre de la Fondation Vuitton est ainsi l’occasion de découvrir de jeunes pianistes à l’aube d’un futur prometteur. Et c’est une belle surprise que celle de ce soir : Albert Cano Smith, tout juste 22 ans, qui s’est déjà illustré dans de nombreux concours à travers le monde. Dans un programme intelligemment élaboré, il fait résonner Bach dans Ligeti, confère à Beethoven une irisation insoupçonnée, fait dialoguer Scriabine avec Ligeti puis met en écho Schumann avec tout ce beau monde. Retour sur le récital de ce jeune pianiste qui semble cultiver l’art de la mise en miroir comme identité musicale.
Le concert s’ouvre comme il se doit avec Bach par des extraits de L'Art de la Fugue. Ici Albert Cano Smit se place avant tout au service de la beauté architecturale, il nous la donne à admirer. Selon une visée quasi didactique et par une clarté extrême du discours, il est tel un professeur désireux de rendre ses élèves sensibles à la richesse du contrepoint de Bach. Tout est au service de l’intelligibilité, chaque voix est subtilement différenciée, chaque nuance distribuée avec soin, jusqu’aux pianissimo les plus ténus. Le travail d’articulation des voix et l’attaque des notes est remarquable. Et quelle sensibilité ! S’il semble parfois timide, cela ne nuit en rien à la qualité sensible de son jeu et aux couleurs qu’il déploie au sein de ces architectures vertigineuses. Il sait tout aussi bien incarner le dépouillement du « Contrapunctus IV » que l’alacrité du « Contrapunctus IX ». On a presque le sentiment que son souci de clarté didactique est parfois excessif mais cela reste admirable de contrôle, de maîtrise.
L’Étude n° 15 « White on white » de Ligeti semble trouver des échos insoupçonnés dans Bach. En particulier dans le dépouillement du canon qui parcourt immuablement les touches blanches. Par une régularité, un équilibre et une égalité sans faille, le pianiste n’a aucun mal à nous immerger dans une atmosphère de stase et de dépossession, avant le tourbillon plein de fougue qui fera basculer le récital vers la Sonate n° 17 « La Tempête » de Beethoven. Là encore, Cano Smit nous surprend dans sa manière d’insuffler au premier mouvement un sentiment de liberté, presque de l’ordre de l’improvisation. Les quelques imprécisions à la main droite seront vites oubliées tellement on est pris par la spontanéité de l’élan de ses phrases. Il semble créer cette musique plutôt que de la recréer, sursautant aux soubresauts et tressaillant sous les torrents de notes qui viennent spasmodiquement interrompre les atmosphères plus méditatives. On aurait pu imaginer des bourrasques plus violentes mais qu’importe, il nous en apporte une vision originale et cohérente qui captive du début jusqu’à la fin. L’« Allegretto » final est grisant : par tous les contrastes qu’il met en jeu, le pianiste donne vie aux multiples convulsions qui traversent cette musique sans pitié.