Ce soir, la Philharmonie est grouillante de monde. Le tensiomètre est sur le point d’imploser et l’on pourrait presque sentir les cœurs battre en rythme comme un prélude au récital qui va suivre. Peu d’artistes, dans l’univers de la musique classique, peuvent se targuer de produire un tel effet. Mais il faut se rendre à l’évidence : le météore Alexandre Kantorow, même pas la trentaine, a sur le public parisien la même emprise qu’un Jonas Kaufmann. Et il en profite pour proposer des œuvres rares, mais suffisamment chères à son cœur pour les avoir maintes fois éprouvées, comme la Première Rhapsodie de Bartók ou encore la Première Sonate de Rachmaninov.

Mais c’est la Première Rhapsodie d’un Brahms en pleine maîtrise des enjeux de la grande forme qui ouvre le concert. La version qu’en propose le jeune pianiste est plus enflammée, moins susurrée que la gravure qu’il a proposée il y a quelques années chez BIS. Le voilà qui se sert des touches blanches et noires pour creuser le sillon harmonique de cette musique et lui donner l’ampleur qu’elle mérite. Remarquable partie centrale, plus cantabile, où les différentes strates du son se superposent comme un paysage dans une peinture de Caspar David Friedrich, les voix s’agençant dans l’espace sonore avec intelligence, profondeur et perspective. Allez, un reproche : le gruppetto qui ouvre la pièce et qui en est l’élément matriciel manque parfois de diction et de définition.
D’une peinture romantique on passe à une vision impressionniste avec Chasse-neige, extrait des Études d’exécution transcendante de Liszt. Les trilles et trémolos virevoltent tels des feux follets, tandis que les élans virtuoses filent comme des boules de neige, avec la maestria et l’urgence d’un György Cziffra. Le climat est tout autre dans la Vallée d’Obermann, ou Kantorow use de son toucher tout en profondeur pour donner à cette pièce le caractère métaphysique d’un grand monologue wagnérien. Dans cette dimension, on aurait cependant aimé que l’harmonie soit parfois plus creusée, plus définie, surtout dans le si exigeant registre grave.
Comme un écho à Liszt, c’est la Première Rhapsodie de Bartók qui clot la première partie. Le parti pris pour défendre cette œuvre rare est très lisztien justement, Kantorow ne caractérisant guère plus que cela les thèmes à consonance populaire qui jonchent la partition. Il aurait peut-être fallu donner à cette œuvre, chatoyante et colorée, plus de liant dramaturgique, afin qu’elle ne sonne pas seulement comme une improvisation et un enchaînement de chants.
Après l'entracte, voici une autre œuvre rare : la Première Sonate de Rachmaninov, que le pianiste avait déjà brillamment défendue lors de son passage au Concours Tchaïkovski de Moscou. On en retiendra une magnifique gestion des phrasés dans le mouvement lent, les mediums ayant la grâce et l'épaisseur d'une aria de ténor. Dans les mouvements rapides, Kantorow bondit sur le clavier avec fureur. On admire la chorégraphie de sa gestuelle, sa façon de tromper le spectateur en faisant mine de lâcher la tension, avant de se jeter sur les touches. Par un simple geste, le jeune pianiste sait tenir le public dans le creux de sa paume. Magistral.
Suprême cadeau, le pianiste a choisi de conclure son programme par l'austérité de la transcription par Brahms de la Chaconne pour violon seul de Bach. Un choix qui s'avérera payant, ensorcelant même. Le thème est exposé avec beaucoup de liberté, substituant à la grandeur luthérienne de la pièce la gravité presque orthodoxe d'une psalmodie profonde. Pour le reste, profondeur de l'harmonie, magnifique mise en relief des lignes de basse, intensité consumée : Alexandre Kantorow est un très grand pianiste.
En bis, un arrangement très réussi de « Mon cœur s'ouvre à ta voix » de Saint-Saëns joué avec beaucoup de fantaisie, ainsi que le finale de L'Oiseau de feu, grand favori du pianiste depuis son ascension au Concours Tchaïkovski, et sans doute pour longtemps encore.