Revenir au Festival de Lucerne pour voir les Berliner Philharmoniker, c’est la promesse sans cesse renouvelée d’un concert exceptionnel. C’est ce qui fait que, comme la meringue double crème de la Gruyère en Suisse, on y revient sans compter. Mais la métaphore pourrait paraître trop calorifique tant l’exercice auquel s’est livré Kirill Petrenko à la baguette nous a permis de goûter avec méthode, subtilité et non moins de délectation ce qui peut se faire de mieux avec les Variations et Fugue sur un thème de Mozart de Max Reger et Une vie de héros de Richard Strauss.
Est-ce l’exercice de la variation, commun au programme des deux soirées de résidence de l’orchestre au Festival de Lucerne ? Quoi qu'il en soit, il y a dans l’exécution de ce programme comme un tropisme constructiviste qui se dégage de l’interprétation des deux œuvres. Quelque chose d’un Rubik’s Cube pour orchestre. Ce constructivisme ne va pas sans l’ombre d’un risque que Petrenko élude sans cesse : un certain académisme ou corsetage musical. Il y a en effet dans les Variations de Reger une manière très scolaire, propre à l’exercice de style ou à l’étude, difficile à contourner.
Ce n'est pas forcément l’œuvre qui vous transcenderait à première écoute. Mais ce qui est fait ici permet assurément d’y entendre certes l’influence brahmsienne (notamment dans les variations III et VII, où l’on pense à la pompe sensuelle de l’Ouverture pour une fête académique), mais aussi et surtout comme un abécédaire ou un essentiel de l’histoire de la musique. La phalange berlinoise traverse avec grâce et amusement, dès le hautbois de Jonathan Kelly, le thème mozartien de la Sonate pour piano K331, puis évoque des séquences adagio tout à fait mahlériennes entre ombre et lumière (variation VIII), ou enfin une fugue du bout des doigts et du son au développement exponentiel et rigoureusement mené qui, depuis Bach, n’est finalement pas sans évoquer certains passages d’un Chostakovitch.
Le reste du temps, l’orchestre propose comme la boîte à outils de l’attirail straussien qui sera développé en deuxième partie : vrombissements et démarrages en côte, masse orchestrale et précision technique (variations V et VI), axes de transmission entre les pupitres en parfaite cadence et homogénéité, souplesse d’un moteur ternaire porté par des cuivres rutilants (variation VII)... C’est tout le salon de l’automobile allemand qui montre ce qu’il peut offrir de précision et d’excellence sous le capot.
Passé la phase-test et l’entracte, cette gourmandise nous aura mis en appétit ! Car quelque chose est fascinant dans la direction de Petrenko, mais quoi ? Le Strauss en seconde partie apportera quelques éléments de réponse. Dans ce que l’on peut observer en tout cas, il y a à la fois la sensation d’une maîtrise omnisciente du moindre détail (aux limites, on le disait, de l’étouffement), et la conduite d’arcs musicaux et de pensée, visibles et sous-jacents, à long terme.
Ainsi des silences à la fin des articulations de cette Vie de héros où l’on entend le public frétiller dans un « whaou » éloquent. C’est que quelque chose travaille au sein même de la matrice musicale, par le fond, en laissant le temps à la musique de se penser elle-même, de se regarder, et nous d’observer cette phénoménologie à l’œuvre. Concrètement, ces temps, ce sont par exemple les mesures où la musique semble ne plus avancer, se suspendre, au sein d’une machine qui avance avec une rigueur implacable et impeccable. Et une fois la matière travaillée, le terrain suffisamment préparé, Petrenko pousse l’orchestre dans des tuttis assourdissants aux confins de l’impossible, au bord du précipice, aux limites des possibilités techniques des instruments.
Tout fait masse et bloc, toujours dans l’élégance. La beauté est alors foudroyante et l’on est saisi, comme lors de la tonitruante séquence sur le champ de bataille digne d’une reconstitution de Waterloo, tandis que rien n’y paraît superflu ou grandiloquent. Comme lors de la déflagration finale, percussion qui nous restera encore longtemps à l’oreille, climax où le héros se sépare de son enveloppe charnelle dans son accomplissement final. Comme lorsque, enfin, l’orchestre laisse s’échapper dans une cadence virtuose le violon de la Konzertmeisterin Vineta Sareika, entre espièglerie, engagement incandescent et réserve pudique : l’ovation sera méritée.
Alors, amis parisiens, à vos agenda ! Les Berliner continuent leur tournée européenne à la Philharmonie début septembre. Occasion de goûter, comme de l’autre côté des Alpes, au plaisir et à la subtilité insoupçonnée de la meringue double crème.
Le séjour de Romain a été pris en charge par le Festival de Lucerne.