Créé à Bruxelles il y a près de deux ans, le spectacle Exit Above d’Anne Teresa De Keersmaeker (d’après La Tempête de Shakespeare) est programmé dans le cadre du festival Séquence Danse Paris organisé par le Centquatre. On retrouve avec plaisir les traits caractéristiques de la chorégraphe : expressivité remarquable et sans retenue des interprètes (de la compagnie Rosas), construction esthétique et dramaturgique de la pièce (à l’image d’un phrasé), importance fondamentale de la musique semblant être à l’origine du geste créateur sans jamais inspirer de traduction littérale. Mais bien que l’on reconnaisse incontestablement la pâte de Keersmaeker, on embarque cette fois dans une aventure insolite, aux accents assez inédits pour nous déstabiliser et nous faire chavirer de manière inattendue, loin de nos repères familiers.

L’effet le plus inattendu et extrêmement réussi est la fusion entre deux groupes d'ordinaire bien distincts dans un spectacle : d’une part les interprètes de la partie dansée et d’autre part le duo qui crée en live la musique (musique composée par le duo en question ainsi que par Jean-Marie Aerts, hélas décédé en avril 2024). Sur scène, le guitariste Carlos Garbin et la chanteuse Meskerem Mees font ni plus ni moins partie de la troupe en mouvement, au sein de laquelle ils évoluent et interagissent, se perdent et réapparaissent. Le premier est à peine discernable au milieu des autres, tant ses guitares constituent une extension naturelle de son bras. Quant à la seconde, elle élève une voix claire, solide et sincère, caractéristique des chansons folk qu’elle incarne avec une simplicité touchante, son petit gabarit la rendant aisément anonyme parmi la foule.
Mais avant la musique, c’est d’abord le vacarme d’un moteur qui inaugure le voyage auquel nous convie Keersmaeker : une voile blanche immense se déploie, portée par le souffle d’un vent bientôt franchement violent qui incite un danseur rescapé, comme piégé sous la masse menaçante, à tenter de se dresser contre cette force implacable de la nature, dans une sorte d’urgence ici révélée par un enchaînement farouche de gestuelles déliées inspiré des mouvements du hip-hop. Juste après ce préambule saisissant, un détail quasi absurde introduit immédiatement une note d’humour – le régisseur « responsable du vent » tente à grand peine de replier feu la grand-voile, large morceau de tissu retombé, désormais statique et donc coincé entre les corps des interprètes arrivés entretemps. Le ton est donné.
En effet, dans un esprit tout à fait shakespearien, le propos de Keersmaeker emprunte à des registres divers au fil des tableaux dont la combinaison esquisse une narration discrète, en naviguant entre évocation onirique, agitation revendicatrice, jeu de rôles burlesque et déchaînement libératoire. Les thématiques abordées dans les chansons en anglais (reprises comme des slogans sur certains des sweatshirts des danseurs et projetées sur le mur) dialoguent aussi avec les changements d’affects et de rythme produits par la troupe : catastrophe naturelle, solitude, survie, recherche de la vérité… Des sujets à la portée universelle et aux échos tout à fait actuels.
Les fluctuations d’énergie à l’œuvre pendant tout le ballet influent en simultané sur les mouvements, les regards, la bande-son (faisant alterner ballades à texte, électro-pop et juste le silence), les ambiances lumineuses, les tenues de moins en moins ajustées ; si la progression du récit n’est pas explicite en soi, une logique invisible semble structurer le cheminement des interprètes, à l’image des cercles de couleur entrelacés au sol – marque de fabrique de Keersmaeker, reconnaissable entre toutes.
Au milieu de ce joyeux chaos, quelques scènes d’une intensité ou d’une beauté particulières restent en mémoire à l’issue de l’heure et demi qu’on ne voit pas passer : d’abord le solo d’un danseur en longue jupe noire ponctué par les voluptueux bruissements de la soie en effusion ; puis l’occupation soudaine du plateau entier par un groupe d’un coup euphorique, mû par la nécessité vitale de s’exprimer à loisir, en multipliant courses, sauts, tours, ports de bras immenses ; et en conclusion, la scène de folie engendrée par l’ensorcelant rituel autour du feu… Pour sûr, la flamme unique qui habite tout du long chacun des superbes interprètes aura conjuré toute morosité préexistante dans le public !