Dans la pléthorique programmation du Festival d’Automne, Clara Iannotta, la directrice artistique musique, a imaginé un premier concert hommage à Luciano Berio avec l’Ensemble intercontemporain, le chef Vimbayi Kaziboni et la soprano Sarah Aristidou : les Folk Songs du compositeur italien sont précédées de quatre œuvres de compositrices ayant un rapport particulier à la voix.

L'Ensemble intercontemporain, Vimbayi Kaziboni et Sarah Aristidou dans les <i>Folk Songs</i> &copy; Anne-Elise Grosbois
L'Ensemble intercontemporain, Vimbayi Kaziboni et Sarah Aristidou dans les Folk Songs
© Anne-Elise Grosbois

Après toutes ces propositions, le placement des Folk Songs en fin de programme ne donne pas l’occasion de profiter pleinement de la richesse de ces chansons. Les liens imaginés par Clara Iannotta n’affleurent pas véritablement. Peut-être aurait-il fallu faire entendre l’œuvre de Berio en début de concert ? De plus, si les musiciens de l’EIC colorent avec une musicalité émouvante ces airs populaires issus des États-Unis, d’Auvergne, d’Arménie, de Sardaigne et d’Azerbaïdjan, l’interprétation de la soprano Sarah Aristidou échoue à convaincre. La chanteuse manque de projection et le passage entre la manière lyrique et la manière populaire donne une teinte plus scolaire que rafraîchissante. Deux chansons échappent toutefois à cet écueil : « I wonder as I wander » adopte la douceur d’une berceuse et l’« Azerbaijan Love Song » témoigne de vitalité et de légèreté.

Avant cela, Eva Reiter crée avec Irrlicht (2012) une matière sonore donnant l’impression d’une expansion/contraction constante. Comme les autres pièces données ce soir (à l'exception de celles de Berio), l’électronique se mêle subtilement au tissu acoustique. La particularité d’Irrlicht réside dans la prise de son et son traitement : chaque instrumentiste souffle dans son instrument, dans des tuyaux, des petits mégaphones transformateurs de voix et même des pavillons de sonographe. Dans ce maelström frénétique, le geste individuel de chaque instrumentiste montre l’engagement sans faille des musiciens de l’EIC et la direction précise et équilibrée de Vimbayi Kaziboni. De nombreux modes de jeux bruiteux sont convoqués, harmoniques et martèlement des clés de flûte, frottement et tapotement du bois de l’archet sur les cordes, glissandi. Bien qu’assez démonstrative, Irrlicht a quelque chose de magnétique grâce à la rencontre des dimensions sonores et visuelles.

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L'Ensemble intercontemporain dans Irrlicht
© Anne-Elise Grosbois

Dans un style tout à fait différent, Pure Bliss de Sara Glojnarić (2022) joue aussi sur un envoûtement, mais dont le charme se brise très vite. Le concept de l’œuvre avait de quoi séduire : chacun des musiciens du Klangforum Wien (dédicataires et créateurs de l'œuvre) a confié à la compositrice le nom d’une pièce qu’il appréciait particulièrement. À partir de quelques secondes de tous ces opus, Pure Bliss déploie des « instantanés » façon Polaroid. Très vite, tout devient systématique. La structure présente des réservoirs de motifs déclenchés par le chef mais non dirigés. Des éléments retiennent l’attention, comme cette note unique répétée inlassablement par le piano. L’électronique fait entendre une voix chantée modifiée par des effets. Alors, l’attention finit par s’épuiser et même les musiciens de l’EIC sembleront dissipés.

Avec la création mondiale de Cauldron of Mania de Ni Zheng, impossible de vagabonder mentalement tant le tellurisme de l’œuvre est implacable. Le premier geste musical, lui, est saisissant. Au milieu de grincements et de bruits de souffle, un cri rauque retentit, celui de la compositrice, intégré à la piste. À partir de cet instant, l’auditeur est projeté dans un tumulte sonore aux allures de fin du monde. Les percussionnistes s’acharnent sur des tambours et des plaques-tonnerre (affublées de chaînes métalliques pour varier le timbre et le niveau de violence). La tension devient permanente. L’alto maintient un crissement aigu, le trombone macule les impacts de percussion de notes graves, le piccolo invective l’ensemble de son timbre transperçant. Après une première partie en crescendo constant jusqu’à l’assourdissement, un vide se crée. De celui-ci s’échappe quelques souffles et grincements ainsi qu’un accord de synthétiseur au son fantomatique.

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Vimbayi Kaziboni dirige l'Ensemble intercontemporain
© Anne-Elise Grosbois

Seconde création mondiale de la soirée, S.M.B. (South Memphis, Bitch) de Zara Ali amène encore une nouvelle esthétique. Cette œuvre au sujet politique fait entendre la voix de résidents de Memphis à la suite de la construction de complexes d’intelligence artificielle (Colossus 2). Le flûtiste Matteo Cesari, après avoir infructueusement dialogué avec une fausse IA assène : « Not your air ». Une mosaïque de moments musicaux se met en place avec des éléments importants de la construction de Memphis comme l’évocation du train ou les beats du « Memphis horror rap » (forme de rap gothique ici repris avec des sonorités acides). Ces réminiscences s’allient à la respiration, la recherche de l’air, d’où des ralentissements et des accélérations dans la rythmique. Un superbe moment suspend le temps : deux flûtes dialoguent et se tuilent, accompagnées de motifs microtonaux du piano rapidement ensevelis sous le souffle des autres instruments. Cette pièce aurait à la fois mérité d’être plus longue (pour creuser les idées riches de sa compositrice) et d’être placée en clôture du concert.

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