Les festivités du centenaire de la naissance de Maurice Ravel se poursuivent. Après de nombreux concerts d'hommage, le compositeur basque Ramón Lazkano ajoute sa pierre à l’édifice avec son opéra La Main gauche, créé cet été en version concert au Festival Ravel et présenté pour la première fois mis en scène dans la salle des concerts de la Cité de la musique vendredi dernier.

Cette œuvre parachève un travail entamé dix-huit ans auparavant après la lecture du roman Ravel de Jean Echenoz. Tiré de cette œuvre, le livret de cet opéra d’une heure trente relate des moments de la vie de Ravel alors que sa maladie neurodégénérative le prive petit à petit de ses moyens. Ellipse après ellipse, nous découvrons Ravel dans une voiture accompagné de son amie violoniste Hélène Jourdan-Morhange, sur le paquebot qui le conduit à New York, dans son salon de Montfort-l’Amaury avec l’écrivain Jacques de Zogheb, pendant la composition des deux concertos pour piano, lors de la commande du Bolero par Ida Rubinstein, jusqu’à la fatale opération.
Dans le choix de Lazkano de coller au plus proche de la fiction biographique d’Echenoz se révèlent deux écueils. Si le livre rend clair la façon dont la maladie ronge Maurice Ravel à chaque moment du récit, la première moitié de l’opéra ne montre que des scènes de vie aussi éloignées du titre de l’œuvre (La Main gauche) que de son sujet. Et, comme le compositeur garde de nombreuses formulations du roman, la densité des paroles entrave la compréhension de l’action. De cela découle également une prosodie peu convaincante.
L’opéra trouve plutôt sa force dans la musique instrumentale. Lazkano fait sourdre l’angoisse de la maladie dès le premier tableau. Cette tension prend sa source dans des atmosphères orchestrées avec raffinement : grands aplats d’accords en soufflet, stridence de notes d’accordéon dans l’aigu, jeu sur les harmoniques au son éthéré, souffle et grincements. L’attention au timbre et aux atmosphères, si importante chez Ravel, se décline discrètement avec des citations de quelques œuvres (Miroirs, Bolero, concertos pour piano). L’impression de stase se dégageant de la musique ainsi que la mise en scène qui fragmente l’espace font véritablement entrer le spectateur dans un tourbillon de vie où souvenirs, sensations et éclats de mémoire se confondent jusqu’à la dissolution.
La mise en scène, conçue spécialement pour la salle des concerts de la Cité de la musique par Béatrice Lachaussée, renforce l’immersion. Positionnés côté cour, les musiciens de l’Ensemble intercontemporain sont entourés, à jardin, d’une estrade qui figure le salon, le bureau de Ravel ou le lieu de son opération et derrière, d’une longue scène sobrement dotée d’un piano. On y retrouvera notamment Ravel entrain d’imaginer son Concerto pour la main gauche après la commande de Wittgenstein. Le haut du gradin reproduit l’espace du paquebot et des lieux américains en plus de l’écran où des projections ponctuelles, imaginées par Mathieu Crescence, soulignent des déplacements (surimpression d’images de trains et de noms de villes), des lieux (Montfort-l’Amaury) ou des états : les images récurrentes de vagues deviennent un motif symbolique : elles rappellent à la fois le voyage et la lente dérive de l’esprit de Ravel. Les costumes, fidèles au style des années 1920 ancrent l’action dans son époque tout en renouvelant l’attache aux descriptions de Jean Echenoz.
Le ténor Peter Tantsits incarne en permanence le personnage de Maurice Ravel, figure centrale et presque spectrale autour duquel gravitent les autres rôles. Sa voix manque quelque peu d’homogénéité mais son interprétation sublime tous les états d’âme du personnage : admiration d’Ida Rubinstein, colère face à Wittgenstein, ennui chronique et perte de moyens psychomoteurs. Allen Boxer, malgré une belle gestion de la vocalité, ne rend pas ses personnifications aussi habitées. Ce sont plutôt les costumes qui permettront de discerner les changements.
Au contraire, Marie-Laure Garnier incarne avec justesse chacun des personnages. Celui d’Ida Rubinstein retient particulièrement l’attention. Vêtue d’une tenue chamarrée, la chanteuse lui confère une présence éclatante, à la fois mondaine et insaisissable. La ligne mélodique imaginée par Lazkano, qui reprend partiellement le rythme du thème du Bolero caractérise avec ingéniosité cette danseuse haut en couleur. Les motifs en guirlande, soutenus par la flûte, donnent à la scène une profondeur hypnotique.
L’autre idée forte de la mise en scène aura été d’amener le ténor Peter Tantsits à prendre la baguette pour diriger l’Ensemble intercontemporain tout en chantant, lors d’un passage sur le Quatuor à cordes de Ravel. Cette impression donnée au spectateur d'entrer dans la tête de Ravel, de le voir déambuler au milieu de ses propres œuvres aurait pu être une façon de proposer une nouvelle lecture du roman d’Echenoz. Quoi qu'il en soit, les musiciens et leur (vrai) chef Pierre Bleuse mènent la musique de Lazkano au paroxysme de son expressivité durant tout l'opéra, tout en gardant la subtilité nécessaire à l’accompagnement des trois chanteurs.