Les Maîtres sonneurs du Berry peuvent entrer en scène et faire sonner leurs instruments traditionnels : le dernier récital du Nohant Festival Chopin vient de signer la fin de la manifestation. Place aux Gâs du Berry qui n'ont eu qu'à traverser la petite place enherbée depuis leur jolie maison qui jouxte l'église. Fondé en 1888, ils se targuent d'être le plus ancien groupe folklorique constitué de France. Georges Sand ne les a pas entendus, eux, mais comme ils sont tous habitants de Nohant-Vic et que la musique est une affaire de famille, voire de dynastie, il est probable que l'écrivaine a écouté maintes fois leurs ancêtres. Elle, et Chopin qui a noté au moins deux bourrées. Sand, éduquée ici par les bois et les champs, donnait du poing avec les garçons et les filles du village, de condition bien plus modeste qu'elle, mais égaux en farces et attrapes. Elle s'en fera des amis jusqu'à son dernier souffle et fera de certains des personnages de ses romans. Si la présence de la romancière est encore si forte dans la parenthèse spatio-temporelle de Nohant, c'est que son château, campagnard, noble et sans prétention comme les grands cottages de la campagne anglaise, fut habité par sa petite fille Aurore qui y est morte en 1961, non sans avoir donné un entretien fascinant à la télévision française : elle s'y remémore sa grand-mère qui la gardait près d'elle.

Au Festival Chopin de Nohant, il y a des concerts et des récitals, mais se donnent aussi des conférences et des classes de maîtres publiques dans l'adorable petit Théâtre Maurice Sand de La Châtre. Jean-Jacques Eigeldinger, l'homme qui connaît le mieux le compositeur au monde et dont l'ouvrage Chopin vu par ses élèves est devenu un livre indispensable aux chopiniens, se penchait cette année, avec la complicité d'Yves Henry et d'un beau Pleyel de 1839, sur « Chopin de l'édition à la publication ». Passionnantes comparaisons de différents états de pièces pour piano, réflexion aussi sur l'idée de work in progress puisque Chopin offrait des manuscrits différents des éditions qu'il avait pourtant corrigées lui-même avant impression. On se disait : « Mais quelle émission formidable ce ferait pour France Musique ! ».
Le public nombreux réuni ici aurait aussi appris une chose intéressante : Chopin a rayé de sa main l'adjectif « funèbre » qui suit « Marche » dans le troisième mouvement de sa Sonate op. 35... que le jeune Zu-An Shen a joué en clôture du dernier récital avec un succès très mérité.
Né en 1994, à Taiwan, élève d'Eric Berchot, de Roger Muraro, de Frank Braley et de Michel Dalberto, Zu-An Shen est déjà une jeune maître dont la virtuosité se double d'une maîtrise technique qui lui permet de faire sonner de façon ronde, chantante, fluide un Bechstein de concert que l'on trouve décidément, partout où on l'entend, et aussi sur disques, excessivement brillant, cuivré et manquant de longueur de son. Que se soit dans la Fantaisie op. 49 ou l’op. 35, il joue en artiste ayant un son à lui. On se dit qu'il n'y a plus guère de conseils à lui donner. Puis patatras, il donne le « Finale » de la Sonate n° 2 de Rachmaninov... qui pourtant ne peut pas être séparée de ce qui conduit inexorablement à elle. Et il la joue mal, en forçant sa sonorité, les effets...
Un défaut que Pierre-Marie Gasnier n'a pas eu. Mais à ce très bon musicien dont le jeu n'a pas de vices, qui lit bien les partitions, on a envie de dire qu'il devrait juste se détendre pour que le son qu'il produit soit plus souple, plus varié encore qu'il ne l'est. Qu'il écoute d'avantage, car par exemple, son trille, apparemment rien du tout, ce qui est une vue de l'esprit... n'était pas intégré dans la ligne de Ich Ruf Zu dir de Bach transcrit par Busoni donné en bis... et le retour du thème après le petit canon dans la Quatrième Ballade manquait de fluidité et d'un vrai tempo rubato appuyé sur une main gauche imperturbable. Quant à Eve Melody Salom, elle est assurément une magnifique musicienne dont le jeu manque juste d’aller au fond du clavier pour le pétrir. Mais ses Ballades op. 47 et op. 52 sont excellemment dites, chantées mais pas assez projetées sur un piano qui pourtant est plus une trompette qu'une clarinette. Et quelle classe ! quand elle revient pour un bis à quatre mains partagé avec Pierre-Marie Gasnier. Elle dit aimer la musique de chambre. Qui en douterait, elle est aussi dans une classe supérieur d'alto au Conservatoire National de Paris. Admirable jeunesse !