Passé le contrôle de sécurité, l'habitué du Festival international de piano de La Roque d'Anthéron découvre une cinquantaine de tables de fer et des chaises installées sous les platanes du Parc de Florans. Les mélomanes peuvent venir deux heures avant le concert du soir boire un verre ou grignoter : l'esprit food truck associé à l'esprit guinguette est parachevé par des guirlandes de loupiotes qui irradient joliment les deux cents personnes attablées ce soir. On avait déjà vu pareille idée mise en œuvre à Pianopolis, à Angers. Voilà qui ravive l'esprit festivalier. Et tout le monde est de bonne humeur : il ne fait pas assez chaud pour que les cigales s'y mettent, il n'y a pas de vent et la nuit ne va pas tarder à tomber quand le récital de Dmitry Masleev, Premier Prix du Concours Tchaïkovski 2015, commence à 21 heures.
Le voici qui entre sur scène. Il est tout mince, pas très grand, blond et sa tenue ressemble à celle d'un premier communiant à qui ne manquerait que le brassard. Il a opté pour un Fazioli parmi les pianos proposés à La Roque au libre choix des musiciens. Décision qui va se retourner contre lui, d'autant que l'instrument est harmonisé très clair, ce qui accentue la caractéristique de ce piano italien qui a des graves, un médium et un aigu qui ne se parlent jamais, chacun dans son coin. Ce son clair va bien à la Sonate en la mineur KV 310 de Mozart, celle à jamais attachée au souvenir de Dinu Lipatti qui l'a jouée d'une façon aussi poignante, dramatique et grandiose qu'il l'a « imprimée » dans la mémoire de millions de mélomanes depuis la publication de son ultime récital donné à Besançon en septembre 1951. C'est ce que l'on se dit la première minute, avant de se raviser devant un piano trop net, trop sec qui pousse le pianiste à jouer un peu trop vite, sans respirer, sans guère de nuances et presque toujours trop fort, comme s'il pensait qu'on n'allait pas l'entendre.
Quelque chose ne va pas et ira de moins en moins bien. Masleev avance sans qu'une pulsation irrésistible propulse le premier mouvement, l'une des constructions les plus dramatiques de la musique pour piano de Mozart qui a composé cette sonate à Paris, sous le coup de la mort de sa mère qui l'accompagnait dans son second séjour dans la capitale française. Le pianiste ne narre pas, ne fait pas passer dans son jeu la géniale accumulation de tensions qui normalement fait presque craquer de toute part ce mouvement. Il fait les ornements que les anciens pianistes ne faisaient pas, mais le style d'une œuvre ne se résume pas à cela : et à la compétence musicologique, il faudra toujours préférer la dramaturgie née de la forme. Le mouvement lent et le finale seront de la même façon comme joués par un musicien scrupuleux et intègre qui devrait néanmoins se souvenir du mot de Casals : « iI faut jouer Mozart comme Chopin et Chopin comme Mozart ».
La Sonate n° 3 en ut majeur op. 2 n° 3 de Beethoven qui suit est certes bien choisie car Beethoven « part » de celle de Mozart, mais les mêmes causes produisent les mêmes effets. Trop vite pour une densité sonore si mince, bien trop peu de nuances dynamiques pour qu'on y entende les phrases se répondre et s'enchainer. Là encore, Masleev se limite à une dynamique qui va de mezzo-forte à fortissimo, sans respirer, sans aucun humour aussi et l'on regarde passer une œuvre dont les contrastes, les surprises, les lignes, les tensions-détentes de l'harmonie sont émoussées. Le Fazioli qui ne sonne pas très bien ne sert pas le pianiste, car il expose des irrégularités de doigts gênantes dans une telle esthétique de jeu.

Place au romantisme en seconde partie. Malheureusement, les sept pièces tirées de l'Opus 72 de Tchaïkovski sont de celles qui ne peuvent exister que quand elles sont recréées par un pianiste dont le pianisme est en lui-même d'une beauté indescriptible : il faut un Shura Cherkassky, un piano miroitant, raffiné, sophistiqué qui n'est pas du tout celui de Masleev qui est littéral et même brutal ce soir. Vient la Totentanz de Liszt dans sa version pour piano seul. On n'aura jamais peur, même quand la virtuosité de Masleev sera mise à mal par les innombrables difficultés accumulées par ce Liszt démoniaque. Il joue vite et fort, sans créer une atmosphère sur un piano décidément ennemi du mystère. Même la terrible cadence ne provoque aucun frisson.
Le séjour d'Alain a été pris en charge par le Festival international de piano de La Roque d'Anthéron.