Deux cornes noires décorent le front des statues du hall d’entrée, des langues de feu mèchent les rampes d’escalier et les ouvreurs sont coiffés d’une calotte de velours rouge surmontée de deux cornes de diablotin : on n’est pas encore entré dans la salle Favart que le spectacle a déjà commencé. Au cours de sa présentation en salle Bizet, la conseillère artistique de l'Opéra-Comique Agnès Terrier insiste bien sur la nature particulière de cette production de Faust de Gounod, créée à Lille en mai dernier : reprenant l’œuvre dans la version de sa création, on plonge dans un « théâtre total ».

Julien Dran (Dr Faust), Jérôme Boutillier (Méphistophélès), chœur de l’Opéra de Lille © Stefan Brion
Julien Dran (Dr Faust), Jérôme Boutillier (Méphistophélès), chœur de l’Opéra de Lille
© Stefan Brion

Cette version originale de Faust est une curiosité en soi tant on est habitué à la version grand opéra. Quelques récitatifs laissent place à des dialogues parlés et autres mélodrames (dialogues parlés avec musique d’ambiance de l’orchestre) et des numéros inédits remplacent certains passages ou sont ajoutés à l’œuvre : le « Veau d’or » laisse place à un air mystérieux de Méphistophélès sur la symbolique des chiffres et de la mort, une cabalette (dont la partition a été retrouvée par hasard dans une brocante !) suit « Salut ! Demeure chaste et pure »… Loin de gêner l’auditeur curieux, la cohérence de cette version d’origine rend l’intrigue plus fluide. Ainsi le trio Faust – Wagner – Siebel pendant le prologue introduit des relations survolées dans la version habituelle, tandis que Marguerite donne sa médaille à Valentin lors de leurs adieux.

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Julien Dran (Dr Faust)
© Stefan Brion

La grande réussite de la production tient à sa mise en scène. Pour ce « théâtre total », avec ses dialogues parlés qui rappellent que les chanteurs d’opéra sont aussi des comédiens, l’équipe issue en partie de la Comédie Française voisine est à son affaire. Loin des installations gigantesques qui en imposent certes, mais justement imposent parfois un peu trop, ici quelques éléments de décors suffisent à suggérer le symbolique nécessaire tout en stimulant l’imagination, bien aidée par le travail de lumières orienté vers la pénombre de Bertrand Couderc, à l’image d’une simple porte figurant la prison de Marguerite. Le fonctionnement du théâtre est visible par tous : aucun pendrillon, uniquement les murs de brique qui délimitent la scène, et devant lesquels sont entreposés les éléments de décor, dont on suit les mouvements pour définir de nouvelles situations. Éric Ruf, en charge des décors, avait déjà proposé avec le même succès une telle approche pour la récente production du Soulier de satin salle Richelieu.

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Julie Dariosecq, Elsa Tagawa (danseuses), chœur de l’Opéra de Lille
© Stefan Brion

Certaines idées de mise en scène sont très habiles théâtralement, toujours au service d’une certaine dynamique : le cabaret dansant où les soldats attendent Valentin, les ombres du diable incarnées par deux comédiens muets qui tirent – parfois littéralement – les ficelles (procédé qui rappelle la dernière production de Faust à Bastille), l’attention au texte quand Wagner et Méphisto s’amusent à compter les pieds de leurs alexandrins… D’autres idées mettent en lumière la proximité, sinon l’aisance, de Denis Podalydès avec l’opéra : ainsi la gestion du double chœur dans l’église à la fin de l’acte III, avec les démons de part et d’autre de la scène, est aussi ingénieuse que puissante. Tous ces éléments s’entremêlent à merveille grâce à un plateau tournant polysémique au centre de la scène (semblable à la production de Roméo et Juliette du même Gounod par Thomas Jolly à Bastille en juin 2023), tantôt piste de danse, tantôt emphase de la course à l’abîme du drame, et toujours au service d’un spectacle rythmé.

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Jérôme Boutillier (Méphistophélès), Lionel Lhote (Valentin)
© Stefan Brion

Le plateau vocal parfaitement proportionné aux dimensions de la salle et à la prononciation remarquable donne également grande satisfaction, et ce dans tous les rôles. Marie Lenormand est une Dame Marthe de boulevard, le Siebel agile de Juliette Mey est pétri de bonnes intentions tandis qu’Anas Séguin campe un Wagner téméraire à souhait. La sûreté de la ligne de Lionel Lhote traduit toute l’estime morale dont se pare Valentin. Vannina Santoni ne fait qu’une bouchée des difficultés techniques du rôle de Marguerite et propose une deuxième partie touchante. Légèrement moins à l’aise dans les aigus forte, le Faust de Julien Dran séduit par la palette sensible de ses mezza voce. Mais c’est bien Jérôme Boutillier qui crève l’écran ce soir en Méphistophélès bouffe à souhait, dont chaque interjection est un délice comique, tout en étant capable de faire ressentir le mystère qui entoure le personnage.

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Inès Rousseau, chœur de l’Opéra de Lille
© Stefan Brion

Lorsque le diable s’adresse aux fleurs pendant l’acte II, il parle à l’orchestre. Les « parfums enivrants » invoqués sont effectivement distillés par l’Orchestre National de Lille sous la baguette de Louis Langrée : les vents précis et les cordes promptes à déchainer un lyrisme tendu participent pleinement à la charge romantique de l’œuvre. Le Chœur de l’Opéra de Lille, préparé par Louis Gal et Sammy El Ghadab, est également très à l’aise et associe à une homogénéité esthétique dans tous les registres une présence scénique naturelle. Un théâtre total pour un total régal.

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