Dimanche dernier à la Maison symphonique, l’Orchestre symphonique de Montréal livrait pour la troisième et dernière fois un programme en apparence disparate – Djamila Boupacha de Nono, la Valse triste de Sibelius, Lonely Child de Vivier et la Symphonie fantastique de Berlioz. Aux soins du chef Rafael Payare et de la soprano Barbara Hannigan, on s'est vite aperçu que ce choix d’œuvres était excessivement beau et cohérent.

Juste avant le concert, un avis spécial retentit dans les haut-parleurs de la Maison symphonique. La première partie sera jouée sans interruption. Le public est prié de réserver ses applaudissements pour la fin du troisième morceau. C’est un choix intéressant, se dit-on, mais on n’a pas le loisir d’y penser longtemps. Une voix éclate, puissante, pourvue d’un vibrato clair et d’un timbre quasi plastique : c’est celle de Barbara Hannigan qui vient de lancer Djamila Boupacha. On la cherche un temps du regard, car la soprano n'est pas sur scène. On s’aperçoit qu’elle est perchée tout en haut de la salle, dans la tribune de l’orgue. La mise en scène est efficace : pris par surprise, le public est happé par la monodie de Luigi Nono. Hannigan la livre en jetant des notes droites, glaciales parfois, en parfaite adéquation avec le texte, et d’une voix qui emplit aisément la salle, même aux moments les plus doux.
Du silence méditatif qui succède à la dernière note poussée par la chanteuse — une longue note tenue qui suggère un peu d’espoir — naît la Valse triste de Sibelius. Il y a dans cette transition quelque chose d’infiniment naturel, qui donne fugitivement l’impression que les deux pièces ne sont que les parties d’une même œuvre. Payare tire des contrebasses de très doux pizzicati qui se présentent en effet comme la résolution qu’appelait Djamila Boupacha. Mais l’œuvre de Sibelius prend rapidement une direction différente ; et le chef en relève tout le lyrisme qu’on peut en espérer, notamment en instillant de légers ralentissements de tempo et en faisant briller les violons.
Le silence brusque qui survient juste avant les mesures conclusives — où l’on entend à loisir l’écho produit par l’orchestre — se veut-il, dans la vision de Payare, une allusion aux nombreux silences — riches en résonances, eux aussi — qui jalonnent Lonely Child ? On ne saurait dire mais, cette fois encore, les deux œuvres se succèdent avec tant de naturel qu’on s’aperçoit à peine que Sibelius a passé le relais à Vivier. Un son de cloche retentit, les cordes et les clarinettes entament une mélodie énigmatique et lumineuse, puis Hannigan fait son entrée côté jardin. Son pas est lent et son allure fantomatique ; le public la suit attentivement, captif. Arrivée au milieu de la scène, elle se met à chanter. L’ambiance devient rapidement magique. Sa voix colle en quelque sorte à l’orchestre, leur alliage est extrêmement réussi. Les instruments de leur côté produisent des couleurs qui sont proprement hors du monde. On pense à ces accords syncopés (mixture des bois et des tambours de frein) qui s’élancent sur des cordes qui font d’infimes glissandi descendants. Payare ajoute à cela le souci de ménager aux silences tout l’espace qu’il leur faut — témoin celui, à la fin du morceau, que le chef maintient longtemps après que l’ultime son de cloche a disparu.
Enfin, le public — qui n’en peut plus de retenir ses applaudissements — bondit de son siège et ovationne les musiciens. Les bravos fusent. Mais le concert n’en est qu’à sa moitié !
Qu’est-ce qui donne pleinement à la Symphonie de Berlioz son caractère fantastique ? On gagerait que la réponse se trouve quelque part dans l'interprétation qu’en feront Payare et l’OSM après l’entracte : un plaisir de la mélodie triomphant (les violons qui portent le thème de Rêveries-Passions sont toujours brillants, très expressifs), des volumes très libres par endroits (les accords abrasifs de la Marche au supplice) et des effets appuyés (comme ce passage du Songe d’une nuit de sabbat où les violons et les altos jouent avec le dos de l’archet).
Un programme harmonieux, couronné d’une œuvre exaltante, un enchaînement sensible, une mise en scène efficace, des prestations investies : voilà, en tout cas, les ingrédients d’un concert fantastique !