Sous l’égide du label Analekta, Mathieu Gaudet entreprenait en 2019 un projet qui devait l’occuper longtemps : enregistrer l’intégrale du catalogue pour piano de Schubert. Sept disques ont paru depuis. Le prochain, qui doit sortir au printemps 2023, s’intitulera Schubert, architecte. Pour nous en donner un avant-goût, le pianiste a offert un récital sous le même titre mercredi dernier à la Salle Bourgie, qui réunissait les Sonates D. 575 et D. 958, deux Impromptus D. 899 et le Scherzo n° 1 D. 593.

Mathieu Gaudet
© Amélie Fortin

Particularité intéressante de la soirée : Gaudet joue sur un piano Érard de 1859 (accordé au la 435 Hz). Son petit timbre métallique, mat, ouaté, projette des aigus tendres et des graves chaleureux. Ces caractéristiques n’ont pas échappé au pianiste, qui présente un Schubert résolument romantique et intimiste.

Mathieu Gaudet met quelques mesures à entrer véritablement dans la Sonate D. 575. Les accords semblent un peu ramassés. Quelques accrocs surviennent. Mais progressivement son jeu se détend et ses qualités se manifestent. On s’aperçoit alors que le pianiste a beaucoup travaillé les caractères : dans l’Allegro giusto, à l’espèce de commentaire bourru, ronchonneur, qui revient ponctuellement sous la forme d’octaves dans les graves, succède une remarque qui prend, sous ses doigts, un ton merveilleusement léger, rieur, et qui intervient comme une consolation. Ce soin particulier s’observe partout par la suite.

Quand arrivent les Impromptus D. 899, on sent que Mathieu Gaudet a minutieusement étudié ses partitions. Il en détache naturellement les notes les plus expressives, les phrases les plus émouvantes. La toute première note de l’Impromptu n° 3 l’illustre bien. Le pianiste la lance avec beaucoup de douceur, puis la suspend en l’air quelques microsecondes ; et la phrase qui en résulte – sorte d’interrogation chuchotée – est magnifique. On a l’impression d’un monde merveilleux, ami, où tout est à découvrir. Dans l’Impromptu n° 4, le principe qui sous-tend les interprétations de Gaudet apparaît plus clairement. Tout doit servir l’expression. Les parties plus techniques n’ont rien de gratuit ; elles s’accordent à ce qu’il veut dire. Par exemple, les arpèges rapides et descendants qui jalonnent le morceau (à la main droite) n’ont pas, dans sa vision, la brillance qu’on leur donne parfois. Ils s’atténuent souvent, car le pianiste veut exprimer à la main gauche quelque chose de plus discret, de plus profond. Quant au Scherzo D. 593, le ton badin que Gaudet lui donne, les appoggiatures espiègles et la mélodie cassante dont il l’affuble, tous ces éléments suggèrent un comique qui ne manque pas de nous faire sourire.

Gaudet se soucie visiblement d’offrir un discours structuré et vivant, et c’est ce que nous montre sa restitution de la Sonate n° 19 D. 958. Sous ses doigts, un thème n’est jamais repris de la même manière. Il est énoncé tantôt avec plus d’intensité, tantôt avec plus de mystère. À cet égard, les pianissimos subits du premier mouvement, puisés hors la tonalité, sont plus beaux de fois en fois ; et les accords hantés (en doubles croches) de l’Adagio, qui reviennent quelques fois, sont portés par un crescendo toujours plus effrayant. De plus, les diverses sections ne surgissent pas indépendamment des autres ; Gaudet s’attache à les lier entre elles (telle répétition d’un thème semble cette fois teintée des tribulations qui la précèdent). Il nous ménage en outre des moments de surprise. Dans le Menuetto, par exemple, il intègre habilement les silences intempestifs, sans surfaire les passages qui y mènent, ce qui gâcherait l’effet.

Bref, après ces interprétations sensibles et structurées, dotées d’une vision nette, on se prend à penser que, si Schubert est un architecte, Mathieu Gaudet, lui, est un excellent maître d’œuvre. Le public doit le penser aussi, qui le fait revenir sur scène pour avoir le loisir d’admirer un ultime ouvrage, une pièce contemplative et mystérieuse du compositeur ukrainien Valentyn Sylvestrov (Bagatelle n° 2).

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