Dans la vie musicale, il y a deux catégories de quatuors : ceux qui commencent doucement une intégrale Beethoven par un numéro des opus 18, et ceux qui vous envoient un « Razoumovski » dans les gencives avant de vous mettre KO sur une Grande Fugue d’anthologie. Lundi soir, les spectateurs de la Cité de la Musique ont pu réaliser que le Quatuor Ébène entrait dans la deuxième catégorie.
Dans une salle des concerts remplie jusqu’aux limites du protocole sanitaire, l’ensemble-vedette de la musique de chambre française montre sa concentration et sa détermination dès les premières notes, rampe de lancement vers une démonstration de style beethovénien. Le début du Quatuor opus 59 n° 1 « Razoumovski » réunit déjà tous les paramètres classiques : lyrisme des mélodies accompagnées (entonnées par le violon aérien, un brin tendu mais hyper sensible de Pierre Colombet), netteté de l’architecture (concernant le dessin des phrases comme l’entrée dans les sections de développement, parfaitement construites), contrastes dynamiques intenses (passant en un clin d’œil d’un pianissimo sur le fil de l’archet à des tuttis puissants)… Le premier mouvement se conclut à peine qu’on est déjà repus.
Mais les Ébène vont bien vite au-delà de tout classicisme et c’est ce qui est formidable. Beethoven a révolutionné le genre en éclatant la ligne mélodique parmi toutes les voix du quatuor ? Les quatre mousquetaires évitent tous les pièges et les fragments de thèmes circulent d’un pupitre à l’autre avec une fluidité déconcertante, chaque instrument prenant la parole avec la même autorité, s’exprimant dans la même langue, montrant un même sens des articulations, un même usage inégal du vibrato pour mieux marquer des inflexions à fleur de corde. Beethoven a rompu avec les codes du style galant en dramatisant à outrance le discours ? L’incroyable cohésion des Ébène leur permet de brusquer le tempo ou de l’arrêter aussi sec sans indiquer le moindre signe avant-coureur, conférant aisément au texte toute sa théâtralité brute. Dire que le Quatuor Schuppanzigh, il y a deux siècles, s’arrachait les cheveux face aux exigences de l'impossible Ludwig !
À vrai dire, si le Quatuor Ébène excelle à dessiner de tendres mouvements lents (quel sens de la justesse harmonique dans toutes ces pages !), l’ensemble ne paraît jamais autant à son aise que face à la modernité beethovénienne et ses contrastes délirants : le patchwork des mouvements centraux de l’opus 130 est idéalement bariolé, du « Presto » et ses sursauts fous (2e mouvement) au roulis singulier de la danza tedesca (4e mouvement) ; quant à la merveilleuse cavatine (5e mouvement), elle atteint son sommet lorsque Pierre Colombet s’envole dans l’étonnant Beklemmt, admirablement assumé comme une impro hors tempo.
Placée en mouvement conclusif de l’opus 130, la Grande Fugue offre une apothéose idéale réconciliant les deux extrémités du style beethovénien : sous les archets des quatre musiciens, le texte contrapuntique toujours soigné est transcendé par l’expression d’une urgence et d’une virulence rares. Tant pis si les cordes craquent un peu ou si les crins laissent parfois entendre le bois des baguettes : les Ébène se lancent dans le marathon fugué avec l’énergie de sprinteurs, et c’est exactement ce qu’il fallait pour transformer une composition cérébrale en tempête dévastatrice qui emporte tout sur son passage.
Seul vrai bémol dans cette soirée qui promet une intégrale passionnante : quelle mouche a bien pu piquer les équipes techniques de la Philharmonie et d'ARTE Concert pour installer une rangée de projecteurs derrière le quatuor, transformant la scène en plateau télé kitsch à mille lieux de l’esthétique beethovéno-quartettiste, et aveuglant qui plus est une bonne partie du public du parterre ? L’extinction des feux indésirables eut lieu heureusement avant l’opus 130, après les protestations vigoureuses d’un spectateur… Gageons que ce petit parfum de révolution n’aurait pas déplu à Beethoven.