Peut-être à cause d’un printemps pluvieux, le Festival d’Aix-en-Provence s’est donné des airs de Colline verte pour son ouverture estivale 2024 en remplaçant Wagner par Gluck. C’est-à-dire un marathon de presque six heures au Grand Théâtre de Provence qui voit se succéder Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride. Les deux opéras, distants de cinq ans lors de la création, n'ont pas été pensés originellement en diptyque et ne proposent pas de continuité apparente puisque le premier opus se termine sur l’union d’Achille et Iphigénie là où le second place Iphigénie seule en Tauride, sa famille décimée. Dramaturgiquement, la « GUERRE » affichée ostensiblement à l’entracte sur le rideau de fer n’est donc qu’un artifice de mise en scène et de liaison – trop appuyé par ailleurs – qui situe pour le metteur en scène Dmitri Tcherniakov l’action vingt-cinq ans plus tard. Musicalement en revanche la couture est parfaite, dans un même style, et nous assistons comme à deux actes d’un même opéra.

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Iphigénie en Aulide au Festival d'Aix-en-Provence
© Monika Rittershaus

Ce diptyque permet surtout de saisir l’évolution de la figure d’Iphigénie en martyre promise au sacrifice par son propre père Agamemnon dans Iphigénie en Aulide, à la figure de bourreau dans Iphigénie en Tauride où elle se propose de sauver au choix son frère Oreste ou son ami Pylade, les deux promis à la mort. On se surprend à retrouver dans ces deux œuvres prérévolutionnaires une résonance toute particulière avec une certaine agitation contemporaine : un homme seul, Agamemnon, à la tête du pouvoir et des armées, se retrouve à statuer confusément et arbitrairement sur le sacrifice de sa fille Iphigénie – du choix soudain de dissoudre une Assemblée à celui de mener une guerre injustifiée, le spectre des correspondances possibles est large.

Face à lui, métaphore d’une liberté acquise par l’absurde, Iphigénie – Prince de Hombourg avant l’heure – choisit à travers son sacrifice le libre arbitre et l’intérêt de l’État, plutôt que la servitude volontaire et la dette morale. Entre les deux, le peuple qui a « tout perdu », s’oppose aux décisions déraisonnées dans la première partie, puis aux stratégies politiciennes dans la seconde. Dans ce rôle de vox populi, le chœur du Concert d’Astrée, souvent dans la fosse, est excellent du début à la fin, d’une cohésion, d’un investissement et d’une diction exemplaires.

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Iphigénie en Aulide au Festival d'Aix-en-Provence
© Monika Rittershaus

Mais que diantre s’est-il passé du côté de la mise en scène pour ne pas mieux se saisir d’un de ces axes ? Dmitri Tcherniakov, qui témoigne d’habitude d’une inventivité redoutable dans le décalage, la transposition et toutes autres formes de scénarios parallèles, s’en tient ici à une lecture classique, premier degré, atone en première partie, clairement vide d’idées en deuxième, le tout dans une maison des Atrides en coupe transversale éclairée au néon et avec un bien joli cyclo sépia en fond... Décor qui nous ramène au Strehler des années 1980 (néon en plus) et qui semble être la seule idée de mise en scène de cette production.

Pourquoi ces chorégraphies TikTok rejouées pour illustrer le mariage d’Achille et Iphigénie ? À quoi bon cette interminable duo pieds et mains liés entre Pylade et Oreste, où respectivement Stanislas de Barbeyrac et Florian Sempey, magnifiques d’engagement vocal, surjouent une amitié fraternelle face à la mort à grand renfort tantôt d’accolades tantôt de coups d’épaules – vocalement, on les préfèrera au duo entre le Calchas de Nicolas Cavallier et l’Agamemnon de Russell Braun, trop poussifs en première partie. Quelle valeur donner aux espaces et aux circulations dans cette maison où tout s’allume et s’éteint en permanence, où tout le monde circule sans aucune logique dramaturgique apparente ? Quid enfin de la direction d’acteur, pourtant fer de lance habituel de Tcherniakov, ici entre pantomime grossière et pléonasme sur le texte ?

<i>Iphigénie en Tauride</i> au Festival d'Aix-en-Provence &copy; Monika Rittershaus
Iphigénie en Tauride au Festival d'Aix-en-Provence
© Monika Rittershaus

Au fur et à mesure de la soirée, le bateau prend l’eau... Ce n’est hélas pas Emmanuelle Haïm à la tête de son Concert d’Astrée qui permet d’écoper. Tout avait pourtant très bien commencé. Le son de l’orchestre ancien est généralement rond et chaud. Les cuivres sonnent clair et les cordes savent se faire tantôt diaphanes et élégiaques, tantôt pleines et préromantiques. La tempête en Tauride est tonitruante et nous embarque, c’est certainement la meilleure séquence de la soirée jusqu’à l’air « Ô malheureuse Iphigénie » de l’acte II où Corinne Winters irradie. Mais si c’est une Iphigénie vaillante et dramatique en première partie, elle manque d’endurance en deuxième, dans une tessiture différente qui lui correspond moins, et la diction en pâtit. Vaillance qu’elle partage avec l’Achille d’Alasdair Kent, bien que serré parfois dans l’aigu.

Autour de cela, orchestralement parlant, tout se perd dans la monotonie, et presque rien ne se transforme en émotion, dans une saturation de rythmes et de tempos univoques. E la nave va, gentiment, vers le naufrage. Pourtant, nous sommes restés au port, en cale sèche d’idées.

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