Nous sommes environ deux cents mélomanes, Salle Gaveau. L'heure et le jour sont pourtant idéaux : Vladimir Horowitz aimait d'ailleurs donner ses récitals le dimanche après-midi. Jean Dubé prend son temps pour bien caler son séant sur la banquette du piano. S'il est nerveux, il n'en donne pas l'impression. À 43 ans, cet ancien élève de Jacques Rouvier et de Catherine Collard passe toujours sous le radar des agents, des orchestres et de la critique musicale, malgré une quarantaine de disques qui auraient dû lui apporter un renom semblable à celui de son compatriote Marc-André Hamelin, tout aussi curieux que lui. D'autant que les albums de Dubé bénéficient de prises de son d'une très grande qualité. Sur des airs amérindiens, Jazzy Keyboard, ses toutes récentes Études op. 10 et 25 de Chopin sont des CD à thésauriser, entres autres enregistrements consacrés aux Finlandais Oskar Merikanto et Vaïnö Raitio, à une intégrale Sibelius, à des anthologies Louis Vierne, Jehan Alain, Jean Cras ou Hyacinthe Jadin (Syrius)...

Cet après-midi, Dubé pourrait justement avoir la frousse, car il va jouer toutes les Études de Chopin, y compris les trois que le compositeur a données à Ignaz Moscheles pour sa Méthode des méthodes – des pièces pré-fauréennes étonnantes. La moindre irrégularité, le moindre pâté, la moindre fausse note s'y entendent comme chez Bach et Mozart. Ça y est, il est bien assis. Ses épaules sont basses, ses bras à bonne distance du clavier d'un Yamaha CFX qui va se révéler somptueux. Dubé croise ses doigts : le sort en est jeté.
Et c'est parti pour la première, avec ses arpèges qui montent et descendent sur un choral d'octaves tenues à la main gauche. Quel son, rond, charnu il tire du piano ! Et ces octaves, pas assénées mais plantureuses et phrasées, soutiennent une main droite qui nuance les arpèges en respectant les indications de dynamique de Chopin, pas toujours regardées d'aussi près par des pianistes trop brillants. Le Chopin de Dubé ne l'est assurément pas. Le pianiste manie une pâte sonore onctueuse et dense, comme s'il touchait un antique Pleyel ayant toujours ses feutres originels. Il considère chaque étude comme une pièce de genre devant être écoutée pour elle-même. D'ailleurs, il en prolonge parfois un peu trop la durée du dernier accord et prend son temps, avant d'enchaîner la suivante. Le disque longue durée a tellement accoutumé public et musiciens à une écoute quasi enchaînée de ces études, que les rares pianistes qui les osent en récital font de même. Une autre réalité s'impose ici, moins unitaire, c'est troublant et très convaincant car jamais Chopin n'a songé à ce qu'elles soient jouées d'affilée.
Dubé se rit de toutes les difficultés, fait même entendre des détails habituellement laissés de côté. Il ne leur fait pas un sort, il a trop de dignité pour cela : il sait qu'ils sont enfouis dans le texte, il les entend intérieurement et en une fraction de seconde les fait passer dans son jeu, sans braquer un projecteur sur eux. C'est merveilleusement intelligent et sensible, d'autant que Dubé chante tout dans un legato moelleux, une sonorité infiniment longue et profonde. Même les terribles études en octaves et en tierces de l'Opus 25 laissent pantois : les tierces de la sixième montent et descendent sans effort, enfin expressives, pendant que la main gauche ponctue en bondissant, ce qui faisait paradoxalement dire à Vlado Perlemuter que c’était en fait une étude pour la main gauche ! Dubé lie les octaves de la dixième avec les doigts et pas avec la pédale, et sans autre tension que celle qui naît de la musique. La partie centrale est à se damner de beauté de phrasé et de sonorité.
Pour finir, la dernière, écho de la première avec ces arpèges dévalant le clavier sans relâche, naissant de notes tenues par une pédale virtuose dans les basses. Dubé lui donne son allure de poème tragique. En bis, La Ronde des lutins de Liszt, il y exalte le brillant, le sauvage des esprits maléfiques sur un piano transfiguré par un maître du son. Le Prélude pour orgue de Bach arrangé par Siloti est joué avec un son d'or liquide, comme Emil Gilels en son temps. Et l'on revient chez soi persuadé que la vie musicale commet une injustice, sinon un méfait à l'égard de Jean Dubé.