Après son récital solo remarqué l’an dernier, le violoncelliste Victor Julien-Laferrière revient à la Fondation Louis Vuitton au côté du pianiste Jonas Vitaud à l’occasion de la sortie de leur nouvel enregistrement, un programme entièrement russe qui fait dialoguer deux piliers du répertoire – les sonates de Rachmaninov et Chostakovitch – avec une œuvre plus rare qui sera pour beaucoup une belle découverte – les Variations sur un thème de Schubert d'Edison Denisov.
Dès les premières mesures de la sonate de Rachmaninov, on est frappé par la beauté du son du violoncelle, plein et chaleureux, et par ce vibrato qui tient la phrase d'un bout à l’autre en lui assurant cohérence et direction. La conduite de la ligne est remarquable, tout en contours et en souplesse. Victor Julien-Laferrière insuffle à chaque note une véritable vie intérieure, qui s'exprime cependant dans la retenue, jamais dans le débordement. On a affaire à un Rachmaninov pudique et intime, les musiciens privilégiant la subtilité des nuances à l’effusion sentimentale. Si cette absence de surenchère réussit dans le premier mouvement en se traduisant par une profondeur dans l'expression, elle pèche dans l’« Allegro scherzando » par un manque d’engagement. Le caractère mordant et incisif du motif initial fait notamment défaut, et par là le contraste avec le lyrisme de la partie intermédiaire. L’« Andante » est ensuite magnifique, plein d’une poésie en clair-obscur. Du côté du piano, Jonas Vitaud est remarquable de précision, et l'intelligence de son jeu lui permet de varier les plans, n’hésitant pas à se mettre en valeur quand l’occasion s’y prête. Ce n’est que dans l'« Allegro scherzando » qu’on peut déplorer sa trop grande présence, couvrant par moments le violoncelliste.
Plus d’un auditeur sera surpris par les Variations de Denisov qui commencent par le thème de l'Impromptu n° 4 D.934 de Schubert au piano. Dès la deuxième phrase, le violoncelle vient tisser des arabesques autour de la mélodie bien connue. Des dissonances apparaissent bientôt, qui vont nous faire voyager dans un univers atonal empruntant parfois aux modes de Messiaen. Si l’on est très loin du style schubertien par les aspects harmoniques, l’économie de moyens nous rappelle constamment le compositeur viennois. Dans les variations centrales, les différentes voix semblent errer au hasard, pour former par accident des accords clairs que l’oreille se plaît à reconnaître. Les deux musiciens arrivent à assurer un continuum et une unité organique au-delà des disparités de langage. Saluons leur curiosité et leur volonté de servir cette œuvre qui en vaut assurément la peine.
Parmi les trois pièces jouées ce soir, c’est sans doute la sonate de Chostakovitch qui convainc le plus. Victor Julien-Laferrière est plus expansif que dans Rachmaninov et Jonas Vitaud se montre excellent dans la gestion des dynamiques. La routine lancinante du roboratif « Scherzo » est entrecoupée des accents incisifs du pianiste, puis le « Largo » laisse place à une gravité désespérante, que sert à merveille du côté du violoncelle l’attention portée à la phrase. L’aridité du jeu et la raideur volontaires côtoient dans le finale une tendresse pleine d'ironie, notamment quand les pompes du piano soutiennent le thème lyrique. Le pianiste se tire avec brio des guirlandes de doubles croches assénées à toute allure, et le violoncelliste ne se montre pas moins virtuose dans les traits répétés et obsessionnels, qui viennent conclure une sonate mémorable.