Alexandre Kantorow prend place à son clavier, se retrousse les manches. Et, concentré, pensif, entonne les premiers accords, les premiers motifs du Quatrième Concerto de Beethoven comme s’il hésitait, cherchant son chemin dans la partition. Quelques instants après, quand l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort reprendra la même phrase introductive mais avec une harmonie désormais plus lumineuse, puis donnera au discours la pulsation vitale qui lui manquait, on se dira que c’est un bien beau symbole. Après trois éditions annulées consécutivement pour des raisons diverses (Covid-19 puis guerre en Ukraine), nous y sommes : le Festival international de Colmar renaît de ses cendres avec un nouveau directeur artistique, Alain Altinoglu, qui a concocté une programmation prometteuse faite de grandes soirées symphoniques, d’après-midis chambristes et de récitals de mi-journée consacrés aux jeunes talents.

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Alexandre Kantorow
© Bernard Fruhinsholz

Pour l’heure, donc, c’est Alexandre Kantorow qui est mis à l’honneur et qui, penché sur son Steinway, souligne la dimension romantique de l’ouvrage : son toucher clair et net sert parfaitement les thèmes lyriques mozartiens et les espiègleries haydniennes mais son jeu réfléchi, souple, créatif, à l’écoute de ce qui sort de son clavier s’épanouit surtout dans les passages de développement où Beethoven défriche le territoire qui sera le sien en explorant des tours et détours nouveaux. C’est dans ces endroits que le pianiste fait merveille, semblant inventer chaque note, chaque motif, chaque modulation, leur donnant instantanément leur juste poids, comme s’il réincarnait Beethoven esquissant, improvisant, jouant avec son instrument, son orchestre, son public.

Le sommet de cette interprétation sera l’Andante con moto central. Ce mouvement lent fut commenté maintes fois dès le XIXe siècle, certains identifiant dans l’opposition déséquilibrée entre le piano fragile et l’orchestre massif la scène d’Orphée apprivoisant les créatures des Enfers pour sauver Eurydice. Ce soir, on s’y croirait : semblant chercher l’inspiration divine dans les hauteurs de la belle église Saint-Matthieu, Kantorow fait chanter son clavier comme personne, confronté à un orchestre aux cordes denses, sombres, parfaitement homogènes. Après cette haute lutte, le finale sonnera ensuite comme une libération. Le pianiste semble se détendre enfin, trouver la malice qui manquait parfois au mouvement initial, sa virtuosité extraordinaire brille de mille feux et sa complicité évidente avec Altinoglu sur le podium – quelle synchronisation entre le chef et le soliste sur les fins de traits ! – lui arrache même quelques sourires. Il reviendra pour un Sonnet 104 de Pétrarque d’anthologie, Kantorow étant comme chez lui dans cette partition où Liszt prend le piano là où Beethoven l’avait laissé.

Alain Altinoglu dirige l'Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort à Colmar © Bernard Fruhinsholz
Alain Altinoglu dirige l'Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort à Colmar
© Bernard Fruhinsholz

Après l’entracte, la Quatrième Symphonie de Mahler vient parachever ce retour à la vie pour le Festival de Colmar. Cette vaste partition, la plus heureuse des symphonies mahlériennes, se conclut symboliquement sur un lied célébrant l’éveil à la joie. Timbre lumineux et fruité, phrasé souple, diction impeccable, la soprano Chen Reiss en donnera une interprétation idéale. Auparavant, l’Orchestre de Francfort aura montré l’étendue de ses qualités : la cohésion aperçue dans Beethoven est encore plus remarquable dans les motifs ciselés et les phrases sinueuses de Mahler, pas un archet ne dépassant de ce ballet orchestral formidablement réglé – même s’il aurait sans doute fallu aiguiser encore davantage les angles par endroits pour compenser l’acoustique généreuse de l’église.

Si les têtes d’affiche s’en donnent à cœur joie – cor bien chantant, clarinette espiègle, violon solo joliment grinçant dans le deuxième mouvement –, c’est bien l’esprit collectif de l’orchestre qui doit être salué avant tout, sous la baguette enthousiaste d’Alain Altinoglu. Sur le podium, le nouveau directeur artistique du Festival paraît galvanisé par ses nouvelles fonctions, se démultipliant avec bonheur entre les pupitres dans les sections les plus denses pour mettre de l’huile dans les rouages de la partition, faisant confiance à ses troupes dans les pages plus simples, se contentant alors d’accompagner le caractère de l’ouvrage, pétillant ici, rêveur là (superbe troisième mouvement). Puis il ouvre de ses bras les portes des cieux sur le tumulte des percussions avant la conclusion paradisiaque. Colmar n’aurait pas pu rêver plus belle (ré)ouverture.


Le voyage de Tristan a été pris en charge par le Festival international de Colmar.

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