Juchées sur leurs stilettos, chevelure bouclée, noire de jais, chasuble blanche sur jeans slim fit, Katia et Marielle Labèque arborent un air d’éternelles adolescentes quand elles remontent la nef de l’église Notre-Dame de l’Assomption d’Auvers-sur-Oise pour accéder au podium installé dans le transept. Qui dirait que les sœurs septuagénaires célèbrent le cinquantenaire de leur duo de pianos ?

Rien dans le programme qu’elles offrent ce soir, encore moins dans leur jeu, ne laisse supposer une quelconque usure ou lassitude. Certes, le jeu naguère souvent spectaculaire de Katia – qui s’est toujours démarquée de sa cadette Marielle, plus réservée mais pas moins présente – semble s’être assagi, mais pas au détriment de ce qui est constitutif de ce duo : la vitalité, la virtuosité, mises au service d’un répertoire considérable.
Le texte de présentation de ce concert, dans la brochure du festival, tente maladroitement de trouver un fil rouge au programme des Labèque, alors qu’il n’en est nul besoin. La première partie est très classique et ne « cherche pas le client ». Les Épigraphes antiques de Debussy ici données à deux pianos donnent une idée émouvante et lumineuse de l’osmose à laquelle sont parvenues les deux sœurs, de l’ascèse aussi à laquelle Katia plus encore que Marielle se soumettent, dans six pièces anti-démonstratives au possible, où le piano se fait liquide, translucide, véritablement… impressionniste si l’on ose le cliché à quelques dizaines de mètres du cimetière où reposent Vincent Van Gogh et son frère Theo.
Poliment applaudies par un public sans doute décontenancé par autant de sagesse et de modestie, les sœurs enchaînent, dans une atmosphère finalement assez proche, avec les cinq pièces de Ma Mère l’Oye de Ravel, cette fois jouées à quatre mains. Tout ici n’est que scintillement, charme et tendresse, sans que jamais le mouvement interne à ces pièces s’alanguisse ou s’englue. On entend l’orchestre dans la magie de ce piano multicolore. On ne distingue plus qui de Katia ou Marielle est sur le clavier, les deux nous étreignent jusque dans le « Jardin féérique » qui conclut la première partie.
À l’entracte, devant cette église d’Auvers si somptueusement mise en peinture par Van Gogh, on entend quelques spectateurs s’interroger sur ce que sera la deuxième partie ; Philip Glass ne leur est manifestement pas familier. Mais peu importe, « avec les Labèque on n’est jamais déçu » !
On ne le sera pas en effet avec cet arrangement/réarrangement en forme de suite pour deux pianos de ce qui est au départ (1996) un opéra de chambre dansé pour quatre voix et trois pianos de Philip Glass, inspiré de l’œuvre éponyme de Cocteau, Les Enfants terribles. Ceux qui n’aiment pas le plus célèbre des minimalistes américains, qui lui reprochent, notamment dans ses derniers opus, de… se répéter, de céder à la facilité, trouveront dans cette suite – enregistrée par les sœurs Labèque pour Deutsche Grammophon pendant le confinement – matière à conforter leurs réticences. Mais tous devront concéder que le traitement qu’en fait le duo, leur art du récit – on est souvent proche d’une musique de film –, le « suspense » qu’elles créent, et finalement la subtilité qu’elles mettent pour gommer les facilités de la partition, emportent l’adhésion et déclenchent cette fois une ovation nourrie.
Les sœurs reviennent avec un bis, que Katia présente, presque inaudible, comme le quatrième des Four Movements for Two Pianos du même Philip Glass, une œuvre commandée et créée en 2008 au festival de piano de la Ruhr (Allemagne). On en regretterait presque de ne pas avoir entendu les quatre « mouvements ».
Katia et Marielle Labèque ont fait une nouvelle fois la démonstration, non seulement de leur insatiable curiosité, mais aussi d’un engagement qui n’est qu’à elles en faveur de la création contemporaine – la liste des œuvres créées pour et par leur duo est impressionnante. C’est aussi cela que le public du Festival d’Auvers applaudit ce soir !