Alors que l’Opéra de Lyon , en ce mois d’avril 2016, voit se succéder deux interprètes de Schubert de renom par un heureux hasard de calendrier (Ian Bostridge et Natalie Dessay), l'Auditorium de Lyon réplique en dégainant les prodiges du clavier, par un hasard tout aussi grand. Seong-Jin Cho ayant remplacé Daniil Trifonov au pied levé le 4 avril 2016, le Coréen de 21 ans et vainqueur du Concours Chopin de 2015 précède Lang Lang, dont le parcours surprenant a fait autant parler de lui que le côté médiatique de ses concerts, ainsi que ses multiples engagements sociaux. Mais qui l’emportera, dans ce Batman vs. Superman sur les touches ?

Comme à l’écran, ce duel lyonnais fait apparaître les qualités respectives d’un chacun. Pour rendre justice tout de même au soliste de récital, il faut tout de suite faire remarquer qu’on compare le seul Concerto pour piano n° 3 de Rachmaninov à une soirée entière, qui demande une énergie plus soutenue. Mais on concédera que le soliste qui est le seul maître à bord a le temps de concevoir son programme, de le présenter à plusieurs reprises dans différents lieux, occasions pour faire mûrir son jeu, alors que pour le soliste encadré et soutenu par l’orchestre, c’est du one-shot, potentiellement casse-gueule, en fonction de l’interaction avec les collègues.

Suite au récent examen du cadet, Seong-Jin Cho, passons tout de suite à l’analyse de l’aîné. L’entrée sur le plateau est déjà un événement. On se demande si le salut de Lang Lang se fonde sur une habitude chinoise ou toute personnelle : ses bras en l’air se rapprochent du corps de façon répétée, dans une gestuelle qui semble vouloir dire au public, encore modestement, mais fermement : « Allez-y, j’ai besoin de plus pour m’y mettre ». Le répondant ne manque pas et le premier contact est noué.

Les Saisons, qui révèlent un versant intéressant de l’œuvre de Tchaïkovski, sont très agréables. Les douze mois qu’égrène Lang Lang transmettent des atmosphères très différentes, possèdent des couleurs très contrastées. « Janvier » est délicat, avec un jeu très clair, comme une vieille maison à la campagne offre une protection contre les rigueurs du temps. Un peu de neige tombe du toit, et à travers une lucarne, on aperçoit, nuitamment, une étoile dans le ciel. Le pianiste chante dûment dans les mois lyriques : une délicieuse barcarole, très intime, en « Juin » ; le chant du faucheur en « Juillet » et la douleur adéquate dans le chant d’ « Octobre ». S’y oppose la vigueur martelée de telle moisson du mois d’ « Août » ou la valse brillante de Noël, très viennoise.

Le Concerto italien de Bach (BWV 971) me plaît bien aussi, mais pour une raison qui peut donner le frisson aux baroqueux puristes (dont je ne renie pas la justesse d’argumentation dans d’autres contextes, mais ce n’est pas un récital autour d’une époque ce soir, c’est un programme généraliste). Le premier mouvement est brillant et gai, dans une franche transparence des procédés d’écriture. J’adore vraiment l’Andante : c’est Bach joué par un romantique, comme du Chopin, avec de grandes libertés prises avec le tempo, dans une couleur mate, ouatée. Et ça va très bien au baroque allemand, qu’on le veuille rationnellement ou non. Avec l’Allegro vivace, Lang Lang est dans la peau de Glenn Gould, c’est un toucher comme dans ses premières Variations Goldberg, c’est minuté, réglé, coquet dans la rythmique, non sans un soupçon de jazz dans une mesure par ci, par là.

En revanche, le vrai Chopin, célébré par les Scherzi 1-4, dans l’ordre, est stupéfiant de manque d’originalité. Le parti pris, c’est celui de la technicité spectaculaire. Soit, Lang Lang adopte une vitesse hallucinante dès le premier morceau – mais il n’y trouve pas grand-chose à dire par ailleurs. Si c’était une dissertation, je demanderais dans la marge : « Quelle est la problématique ? ». Seul le deuxième Scherzo, en si bémol mineur, sort du lot. Son aspect fragmenté, fractionné est très bien souligné, les accords sont chatoyants de couleurs. La suite du concert se déroule comme une mécanique trop bien huilée, sans vraie marque personnelle. Les presti (on admire le poids-plume de certaines montées tout de même) le sont au maximum pour créer un contraste avec les thèmes lents, où l’interprète ne s’en sort pas trop mal. Mais dans l'ensemble, je ne suis pas émue, il y a quelqu’un qui essaie de m’en mettre plein les yeux, mais il n’atteint pas le cœur.

S’ajoute à cela l’aspect proprement spectaculaire de la soirée. Si Lang Lang a compris une chose, c’est le marketing de la musique classique. Dans des contextes sociaux où une population n’y a plus accès, c’est éventuellement utile, c’est faire comprendre que les interprètes, vu l’excellence de leur formation, auraient tout à fait le droit de se comporter comme des Mickael Jackson, pour qu’on se rende un peu compte en quoi il sont en fait des super-héros : une gestuelle de star aux touches, un ethos de parade. Mais devant un public initié, trop de spectacle tue le spectacle.

Bilan : Lang Lang est un très bon exécutant : c’est ravissant quand il a un guidon, comme dans Tchaïkovski, où la variété des discours est déjà prescrite par la partition, ou quand il y a pastiche d’un style (montré dans Bach). Ailleurs, l’actuelle vacuité de discours demande à être remplie par une vraie personnalité d’interprète.

Celle-là, Seong-Jin Cho, la possède déjà. Aujourd’hui, c’est 1:0 pour la jeunesse.

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