C’est avec Mozart qu’on avait découvert Mao Fujita : une passionnante et inventive intégrale des sonates du compositeur chez Sony, qu’un prodigieux Concerto pour piano n° 23 avait couronnée à Radio France en mai 2023. Quand l’artiste revient dans l’Auditorium pour un récital parcourant le romantisme allemand, la curiosité est donc de mise. Le pianiste japonais parviendra-t-il à déployer toute son inventivité dans ce répertoire sans en trahir l’esprit ?

Le programme, très intelligemment pensé, met en regard au début de chaque partie les premières sonates de Beethoven et de Brahms. Pour la première, le romantisme allemand en est à ses frémissements. Fujita interprète la partition dans la continuité de ses lectures de Mozart. L’ensemble est fabuleusement lumineux, d’une légèreté et d’une précision affolantes tant elles s’associent à un son défini et cristallin. Le pianiste choisit de rester dans les nuances piano, faisant ressortir avec d’autant plus de contrastes les quelques accords francs qui annoncent le Beethoven à venir. Sans aucune dureté, l’interprétation de la sonate est intéressante car elle suggère un Beethoven à l’écriture classique, encore influencé par les modèles de la fin du XVIIIe siècle.
Pour Brahms, le son gagne en intensité tout en restant clair, suscitant un embryon de frustration. On attendait une bascule plus franche, un son plus ample, plus charnu, notamment dans les passages forte où l’on voudrait ressentir physiquement l’harmonie... Mais finalement on abandonne toute réserve face à la souplesse de Fujita, dont le geste invite l’auditeur à respirer et à vivre une musicalité en expansion. À la réflexion, il s’agit comme pour Beethoven d’une œuvre de jeunesse, aussi l’attente du son majestueux d'un Brahms plus tardif fait-il sens.
Le panorama abordait également les limites du romantisme. Les 12 Variations sur un thème original de Berg sont peu jouées : on comprend pourquoi tant le compositeur semble se forcer à un exercice de style romantisant. Il lui faut un autre paradigme, la fin du romantisme s’annonce en creux. Fujita défend vaillamment l’œuvre, en y infusant un caractère improvisé bienvenu tout en restituant sa polyphonie de manière prodigieuse (quelle variation n° 6 !). Le romantisme explosera finalement avec Schönberg. Les 6 Kleine Klavierstücke op. 19 sont l’occasion pour le pianiste d’explorer le clavier tout en digitalité, entre accords étouffés et indépendance des mains concernant le volume sonore, jusqu’à un travail captivant aux limites de l’audible. Chaque numéro est un petit théâtre étrange que le musicien investit ainsi d’un relief étonnant.
Quelques partitions de maturité complétaient le tableau, entre le romantisme élégant de Mendelssohn et les passions wagnériennes. Les doigts de Fujita ne font qu’une bouchée des redoutables Variations sérieuses, véritables orfèvres sculptant les miniatures les plus virtuoses avec la plus fine précision. L’artiste enchaine les variations, comme le créateur pris dans un élan fiévreux, pour tout à coup marquer une pause avant la quatorzième. Cette dernière fait retentir la profondeur de ses accords, si bien que la variation suivante, nimbée de pédale, en semble encore prisonnière. Et c’est pour repartir de plus belle, avec une inventivité toujours renouvelée jusqu’à une fin exaltée qui retombe soudain dans un accord grave.
L’Albumblatt de Wagner, courte pièce méconnue du compositeur, incarne un romantisme dégoulinant assez étonnant pour le personnage, mais enivrant à souhait. Fujita y déploie un lyrisme passionné et crée un espace sonore onirique en laissant résonner doucement les accords précédant la coda. La transcription de la Mort d’Isolde par Liszt synthétise pour finir l’ensemble des impressions qu’aura suscitées le concert. Le léger manque d’amplitude, de poids naturel dans le clavier, s’oublie face à la puissance du chant, porté par la souplesse du phrasé, la clarté de la polyphonie, la précision des doigts et une approche du piano faite de velours et de finesse. Les derniers accords arpégés de la pièce achèvent la légende à la manière d’une harpe celtique, avant que le 21e des Préludes op. 11 de Scriabine, aérien et un rien nostalgique, ne referme le récital de manière enchantée.