Christos Papadopoulos est l’un de ces immenses chorégraphes dont le langage immédiatement reconnaissable renferme quelque chose de miraculeux ; la magie opère, c’est ainsi. Programmé pour la deuxième fois cet automne au Théâtre de la Ville, Papadopoulos émerveille une fois de plus en faisant apparaître une seule entité visuelle à partir d’une multitude de corps, en donnant vie à un fascinant organisme polymorphe à travers les mouvements de dizaines d’interprètes. Après Ties Unseen proposé il y a quelques semaines par le Nederlands Dans Theater (NDT 1 – lire notre compte-rendu), Mycelium est présenté par le Ballet de l’Opéra de Lyon. Une heure d’une intensité déconcertante, qui nous propulse loin ailleurs, complètement en dehors de notre espace-temps… C’est ce qui s’appelle une expérience inoubliable.

La pénombre est totale. La musique de Coti K. s’installe progressivement – des basses électroniques profondes qui produisent un effet vibratoire puissant. Comme si elle émanait de cette onde sonore, une présence émerge peu à peu de l’ombre ; dans le clair-obscur qui corrompt la vision, il semble s’agir de l’incarnation allégorique d’une ondulation. Avec légèreté et fluidité, les bras du danseur forment une vague qui se renouvelle à l’infini ; dans la continuité de cette impulsion ténue, son corps vêtu de noir oscille doucement de gauche à droite et de droite à gauche, sans arrêt, sans à-coups et sans affect, comme mû par une force extérieure.
D’un point de vue chorégraphique stricto sensu, c’est quasiment le seul geste qui sera effectué durant tout le spectacle, en continu. Et c’est bien là tout le génie de Christos Papadopoulos ! Presque aucune variation en termes de mouvement dansé, mais une quantité formidable d’autres genres de variations, intimement corrélées. Le travail de modulation artistique le plus extraordinaire consiste en la manière dont la vingtaine de danseuses et danseurs occupent le plateau (après avoir rejoint l’élan initié par le premier interprète) : ils forment un seul amas puis graduellement plusieurs petits groupes, s’unissant et se séparant sans cesse, perpétuant le même mouvement à titre individuel tout en transformant constamment l’espace scénique en tant que collectif. Parce qu’on ne voit pas les pieds bouger et que les regards sont fixes, les évolutions dans les regroupements surviennent de façon imperceptible. Et bien que ces glissements délicats ne soient dictés par rien en apparence, il semble évident que les déplacements, loin d’être hasardeux, traduisent une forme de nécessité, comme si les liens organiques unissant les interprètes les uns aux autres étaient révélés, comme si les vibrations du champ énergétique étaient rendues elles-mêmes visibles.
On se rend compte que cette masse ô combien vivante, stupéfiante de naturel et de poésie, fait écho à la beauté et à l’intelligence inhérentes à la nature : car Papadopoulos s’inspire en particulier pour sa création d’une des plus incroyables merveilles de notre écosystème, le mycélium, réseau fongique souterrain dont les filaments assurent des milliards de connexions entre champignons, arbres et autres plantes, et remplissent des fonctions biologiques essentielles. « Nous continuons à découvrir et à étudier ses multiples fonctions », s’extasie le chorégraphe, qui enrichit ainsi à sa façon l’exploration du mystérieux rhizome…
Plongeons un peu plus avant dans ce fol univers tel qu’il est symbolisé sur scène par la danse. La répétition incessante du même mouvement par chaque membre d’une troupe elle aussi mouvante procure une sensation vertigineuse, aussi déroutante qu’enivrante, d’autant que l’omniprésente vague corporelle que l’on regarde encore et encore n’est bien sûr pas réalisée exactement à l’identique par chaque artiste, plutôt interprétée selon la physionomie et la sensibilité de chacune et chacun…et continuellement réinterprétée au fur et à mesure de la montée en puissance de la musique ! Comment ne pas se laisser happer ? Le caractère hypnotisant de Mycelium se trouve en outre accentué par les jeux de lumière d’une grande subtilité (bravo à Eliza Alexandropoulou), lesquels contribuent à modeler les formes des corps ou souligner les dynamiques des trajectoires.
Du fait de ces innombrables sollicitations visuelles et sonores, quelques troublantes illusions sont susceptibles d’assaillir le spectateur qui accepte de s’abandonner à la transe. On peut penser à, ou plus exactement visualiser, un banc de poissons, une nuée d’oiseaux, un bouquet d’algues, une forêt de branches, une famille de méduses, un rassemblement de serpents… Autant d’images issues des mondes végétal et animal, dans le prolongement d’ailleurs du titre qui sonne d’abord abstrait. Papadopoulos nous inviterait-il à nous émerveiller devant le vivant, pour mieux vivre ensemble ?