Il est de ces concerts si heureusement concoctés, par l’ordre des impressions qu’ils communiquent, qu’ils laissent en l’auditeur comme une trace lumineuse, un souvenir de joie sans mélange. À commencer la soirée par le concentré de mélancolie que représente le Manfred de Schumann, à la poursuivre par les rêveries de son Concerto pour violon et à la terminer par l’ensoleillée Symphonie n° 9 de Schubert, l’OSM, Gidon Kremer et Kent Nagano ont assurément imprimé dans le public une telle marque.
L’ouverture Manfred, op. 115, de Schumann est une traduction musicale du poème éponyme de Lord Byron. Celui-ci raconte la vie intérieure de Manfred, un homme en proie à de terribles tourments après avoir commis une faute dont la nature n’est jamais précisée. Schumann en a fait une œuvre poignante, très chargée émotionnellement, qui ne manque pas d’une certaine fragilité. C’est ce dernier aspect que Nagano nous a paru mettre en valeur. Si les violons se permettent quelques élans énergiques, les incartades dans le volume sont soigneusement évitées ; une ligne directrice forte guide l’interprétation, qui privilégie le trouble dans l’intensité des attaques et dans le soin des phrases - celles des contrebasses et des violoncelles dans les dernières mesures, en particulier, sont langoureuses et légèrement retenues -, plutôt que dans l’expansion sonore. L’effet nous a semblé très réussi, d’autant que cette approche concorde avec le caractère de l’ouverture qui, par son sujet, se veut plus intimiste qu’exubérante.
Le Concerto pour violon en ré mineur de Schumann appartient aux cauchemars techniques qui hantent les solistes. Même le grand violoniste Joseph Joachim, à qui le compositeur dédia l’œuvre en 1853, le jugeait exagérément dur. Aussi avons-nous été admiratifs de l’adresse avec laquelle Gidon Kremer s’est acquitté des passages les plus épineux. Pourtant, ce qui nous a marqué, bien au-delà des exploits du virtuose, c’est la manière tout à fait étonnante que ce dernier a d’injecter une intensité extrême dans les moments les plus doux. Si, de manière générale, les notes aiguës sont propulsées avec force, les lignes lisses, coulantes et les accents gras, le plus beau, le plus ensorceleur, à notre avis, c’est le soin qu’il porte à l’infinitésimal (le second mouvement est exemplaire de ce point de vue). Moins de volume chez Kremer n’incline pas à moins de tension dramatique, ce qui nous inspire la réflexion que ce violoniste… est maître du piano !