En ce mardi soir à Radio France, le Quatuor Ébène nous propose un voyage sur le sol viennois : depuis le Quatuor op. 20 n° 3 en sol mineur de Joseph Haydn jusqu’au Quatuor n° 15 en sol majeur de Franz Schubert, en passant par le plus tardif Quatuor n° 3 de Béla Bartók, apparenté à la Seconde École de Vienne. Notes après notes, pages après pages, on va assister à une véritable leçon de quatuor, l’acmé de l’interprétation. Nuances, couleurs, atmosphères, amplitude et rapidité du vibrato, places et vitesses d’archet : difficile d’imaginer une palette aussi large et convaincante de toutes ces facettes qui rendent si ardue la maîtrise de l’art du quatuor.

Le Quatuor Ébène © Julien Mignot
Le Quatuor Ébène
© Julien Mignot

Le quatuor de Haydn est étonnant. Si l’on reconnaît les pirouettes du compositeur de la Symphonie « La Surprise », notamment dans la première partie, l’œuvre sonne déjà presque romantique tant elle est tourmentée : le Sturm und Drang est bien palpable. Le premier mouvement est presque bancal dans l’écriture, le compositeur s’éloignant souvent du rythme régulier des structures classiques. Les Ébène en livrent une interprétation saillante qui exacerbe les dynamiques et les ruptures. Ils adoptent ensuite un son plus moelleux et élégant pour le style galant des danses du deuxième mouvement. Le suivant fait la part belle au violoncelle, en l’occurrence Yuya Okamoto qui remplace Raphaël Merlin. Il joue un instrument au son plus feutré que ses trois collègues du soir, ce qui crée parfois un très léger déséquilibre mais est fort à propos dans ce Poco adagio remarquablement chantant. L’accompagnement de ses solos par les trois instruments aigus est confondant de subtilité : d’abord infiniment piano et sans aucun vibrato, chaque retour du thème évolue imperceptiblement pour lui donner un corps plus charnu. Pour finir, le Quatuor Ébène rend parfaitement l’agitation anxieuse du dernier mouvement dont les étranges dernières mesures terminent l’œuvre de manière impromptue.

Le préromantisme de Haydn reste classique dans le sens où, tout tourmentée qu’elle soit, sa musique spectaculaire est toute dédiée à son auditoire, presque pour le spectacle. La mise en perspective avec le dernier quatuor de Schubert est particulièrement pertinente tant cette œuvre relève du monologue intérieur. Le Quatuor Ébène abandonne le son brillant classique pour un son nu au plus proche des mouvements de l’âme humaine. Les premières mesures sont à ce titre édifiantes. Après une série d’accords déchirants partis du pianissimo, le premier thème à peine murmuré par le violon de Pierre Colombet, accompagné par un tapis de trémolos éperdus, en émouvrait le pied du micro qui enregistre le concert.

Tout au long de l’œuvre, on admire la cohésion d’ensemble miraculeuse des Ébène, entre les tenues de notes longues si bien conduites et les rythmes précis (remarquables dans le scherzo) dans des ambiances tantôt désolées, tantôt tendres, jusqu’à l’étonnante atmosphère presque optimiste de la fin de l’œuvre. Les thèmes passent d’un instrument à l’autre (quel deuxième mouvement !), c’est toujours exquis de recherche et de perfectionnisme, mais ce qui frappe c’est bel et bien l’unité organique des quatre musiciens à la fois en tant que quatuor et sur la manière d’aborder l’œuvre.

Entre le père fondateur et l’héritier de la Première École de Vienne, les interprètes du soir nous proposaient le Troisième Quatuor de Bartók. Ce choix de programme instructif montre à quel point la conception de la musique de chambre a pu évoluer jusqu’à la Seconde École de Vienne. L’influence de celle-ci est perceptible dès les premières notes de l’œuvre qui forment un accord dissonant révélateur. Mais ce sont avant tout les prémices du Concerto pour orchestre du compositeur que l’on entend dans cette œuvre, sorte de « concerto pour quatuor » qui enchaîne sans pause ses quatre mouvements. Le Quatuor Ébène exprime toute la sauvagerie rustique de la partition en nous emmenant dans un monde folklorique âpre d’Europe de l’Est. L’interprétation donne à entendre des atmosphères russes proches de Prokofiev ou Chostakovitch : pas de sol majeur ou mineur dans ces pages à la limite de l’atonalité, plutôt un Sol-jenitsyne tant on aura eu l’impression d’être prisonnier des steppes arides et décharnées.

Remerciements spéciaux au service public pour la production, l’enregistrement et la mise à disposition de ces interprétations recherchées et subtiles. À (ré)écouter de toute urgence !

*****