Le Quintette en ut de Schubert et le Quatuor Ébène, c’est décidément l’histoire d’une relation tumultueuse. On se souvient d’une exécution miraculeuse qui avait fait sensation, il y a bientôt trois ans, alors que le programme, initialement pensé en octuor avec les Belcea, avait été modifié à la dernière minute à la suite de tests positifs au Covid-19. Ce dimanche matin au Théâtre des Champs-Élysées, le Quintette était bien prévu dès l'annonce de l'événement. On se réjouissait donc d’en entendre une proposition travaillée en amont… mais le violoncelliste invité, Bruno Delepelaire, souffrant, a finalement cédé sa place au profit de Victor Julien-Laferrière. Est-ce une malédiction du compositeur, qui écrivit ce chef-d’œuvre l’année de sa mort ?

Le Quatuor Ébène © Julien Mignot
Le Quatuor Ébène
© Julien Mignot

Mais revenons au commencement : c’est un Strauss également au crépuscule de son existence qui nous est proposé en ouverture du concert, avec le sextuor issu de son ultime opéra, Capriccio. Mathieu Herzog, ancien altiste du Quatuor Ébène, rejoint ses anciens collègues pour cette page typiquement straussienne, où la polyphonie post-romantique n’en finit pas de progresser à mesure que le thème, initialement confié au premier violon, circule entre les interprètes. On est frappé par la densité de l’ensemble, dès les premières notes dans une nuances doucement piano. Cette homogénéité est la signature d'une interprétation qui se dilate au gré de la musique. Il en sort une sonorité très agréable, avec une juste pointe de mélancolie qui confère au tout une ambiance de souvenir nostalgique.

Au sein de cette identité sonore se distinguent parfaitement les voix solistes qui dialoguent et se complètent, chacune avec un vibrato prononcé mais qui ne surcharge pas un phrasé musical au rubato raffiné. Seule ombre au tableau, on aurait aimé que le premier violoncelle de Yuya Okamoto soit moins en retrait dans ses interventions thématiques : il faut parfois tendre l’oreille pour les apprécier pleinement.

Malheureusement ce déséquilibre, sans doute dû au moins en partie au changement de second violoncelliste, perdurera pendant le Quintette de Schubert. Alors qu’il s’agit d’une œuvre pour deux violoncelles, l’oreille est plus naturellement attirée par les violons et alto que par les deux instruments graves, sur lesquels il faut véritablement se concentrer pour goûter la totalité du génie de l’écriture schubertienne, comme si les violoncelles cherchaient à se fondre dans les voix supérieures plutôt que d'affirmer leur indépendance.

Cette asymétrie explique probablement un sentiment récurrent de manque d'allant. La longue exposition du premier mouvement reste certes parfaitement menée, on y retrouve les qualités interprétatives du Quatuor Ébène : nuances exponentielles, gestion réfléchie du vibrato, précision des archets et cohésion de la sonorité, tant de manière globale que plus individuellement lors des nombreux duos qui ponctuent l’extrait. Mais alors que la reprise est un bonheur de micro variations subtiles – un léger retard ici, un allongement de vibrato là –, le développement est troublant : la musique, ici plus martiale, prend une tournure marquée qui nuit au dynamisme de la partition. Ce défaut de rebond reviendra pendant le troisième mouvement, dont le « Scherzo » est paradoxalement proposé à un tempo virtuose.

Le « Trio » au centre de ce même mouvement met en avant le travail de recherche sonore de l’ensemble. Les cinq instrumentistes mêlent inextricablement leurs sonorités pour créer une atmosphère à la fois vaporeuse et tangible. Cette trouvaille avait déjà fait merveille pendant l’« Adagio », au cours duquel l’éloquence de Pierre Colombet impressionne et émeut. La transition menant à la réexposition est toute construite de cette ambiance onirique, associée à un ralenti presque infini, comme si le compositeur s’était égaré et se rendait compte imperceptiblement de sa rêverie, avant de reprendre son thème initial.

L'élan qui pouvait faire défaut précédemment est ici retrouvé, avec une pulsation irrésistible et innovante. L’« Allegretto » final est quant à lui jubilatoire. Ménageant d’insensibles allongements de temps à la manière d’une valse viennoise, le quintette transforme le mouvement en fête de la danse. L’élan qui pouvait faire défaut précédemment est ici retrouvé, avec une pulsation irrésistible et innovante. L’alto alerte de Marie Chilemme relance le discours lorsque ce dernier retombe dans l’atmosphère rêveuse qui aura parcouru toute l’œuvre, pour aboutir à un ultime accelerando en forme de ronde infernale. Mathieu Herzog de retour pour les saluts, l’équipe au complet interprètera en bis l’« Adagio » du sextuor de Tchaïkovski, Souvenir de Florence, ajoutant une touche lyrique à un concert placé sous le signe du rêve.


Ce concert a été coorganisé par Jeanine Roze Production et le Théâtre des Champs-Élysées.

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